Rappel de l’épisode 1 : c’est l’histoire d’une
classe de 5e technique qualification ; la
mise au travail n’y est pas toujours facile.
Leur professeur de français et de sciences
humaines, et une formatrice extérieure leur
proposent de se lancer dans une production
collective.
Commençons par présenter
le local-classe :
pas très grand proportionnellement à la taille du groupe ni à celle des élèves, il est plutôt vide, avec une armoire toujours entrouverte et mal rangée pour leurs fardes ; des bricolages traineront de janvier à juin sur une petite table. Autour, des murs en béton et pas grand-chose dessus.
Un petit cagibi, sous clé, abrite le magasin des élèves (des sucreries à vendre pour leurs condisciples de l’école) et un peu de matériel. Les bancs sont en U face au tableau.
Première étape : il s’agit de voir si les élèves sont preneurs du projet, qui comporterait nécessairement une production collective, comportant nécessairement de l’écrit, et devant être diffusée au moins auprès de « quelques autres en plus que nous ». Ils sont d’accord sur le principe, et choisissent à notre surprise de se lancer dans un journal papier.
Reste à choisir le thème pour le journal. Nous leur demandons à chacun de lister sept thèmes.
Sept, c’est beaucoup, mais c’est pour qu’ils cherchent au-delà des premières idées souvent passepartouts qui viennent immédiatement à l’esprit. Par sous-groupe de 4, ils
doivent mettre en commun leurs propositions et en retenir sept à faire remonter au groupe-classe.
Nous participons chacun à un sous-groupe. Chaque sous-groupe va adopter des stratégies différentes. Par exemple, dans un sous-groupe, ils décident de faire remonter les sujets qui sont repris chez plusieurs membres du sous-groupe puis, chacun
choisit dans ses sept sujets celui qu’il veut faire remonter au groupeclasse.
Ils discutent pour les deux derniers sujets à choisir.
Suit la mise en commun au tableau, où sont listés 28 sujets. C’est l’époque de la polémique sur Dieudonné et sa quenelle, et beaucoup de sujets tournent donc autour
des sociétés secrètes, du système et de la vague antisystème, du sionisme et de Laurent Louis, un député populiste… Chaque élève a 10 points à répartir comme il veut lors
d’un premier tour. Pour le deuxième tour, on ne retient que les sujets qui ont obtenu 5 points, et chacun aura alors 4 points à miser. Tout semble rouler comme prévu.
La récréation fait interruption entre les deux tours de vote. Les élèves rentrent très excités, prêts à voter.
L’intervenante propose qu’on donne plus de voix aux filles, car elles sont minoritaires. « Ah ! Vous êtes une Girl Power, vous ! », dira l’une d’elles. Aucune ne soutient l’idée. On passe aux votes, à voix haute, élève après élève. À voir les sourires entendus que les garçons s’échangent et leur excitation, il est évident qu’ils se sont organisés pendant
la récréation. Résultat : le sujet « Laurent Louis » l’emporte haut la main, avec un vote garçons contre filles, une fille ayant rejoint le camp des garçons. Cela tient à la fois du
grand cirque pour les uns et du mélodrame pour les autres. Les garçons toisent amusés les filles, nous dévisagent avec malice. Les filles sont dégoutées et le font fameusement savoir. « Pas envie de s’intéresser à ce C… ! » La fin du cours approche, et faute de mieux, nous disons aux élèves que ce vote garçons contre filles nous pose problème.
« On a voté, c’est la démocratie ! » réagissent ironiquement les garçons. Mais aussi avec dépit :
« Ok on a compris ! Quel est le sujet que vous vouliez qu’on choisisse ? Assumez et choisissez pour nous !! » Nous voilà fameusement coincés. Nous prenons en pleine figure une leçon de « démocratie » : en respectant des procédures pourtant transparentes et à priori légitimes, on peut se livrer à une fameuse violence symbolique.
Ce faisant, les élèves vérifient-ils si on leur a donné la parole à condition qu’ils disent ce qu’on a envie d’entendre — scénario classique dans le monde scolaire… ou politique
?
Sont-ils en train de sonder nos « incontournables cachés » ?
Faute de mieux, nous leur adressons les coordonnées du problème à résoudre : nous ne casserons pas cette décision collective, mais nous ne pouvons pas non plus laisser une
partie importante de la classe larguée de la sorte. Alors, que faire ? Une seule proposition est avancée par la classe : pour la semaine suivante, nous (enseignants) leur soumettrons des propositions pour sortir de l’impasse… La sonnerie marque
la fin d’un round électrique. Nous voilà jolis : nous voulions faire rupture et créer une dynamique collective, et nous avons accentué les divisions.
Nous voulions promouvoir des procédures d’écoute et de décisions plus équitables, et nous risquons de les discréditer — soit en cassant cette décision, soit en l’entérinant
telle quelle. Nous voulions favoriser une dynamique de travail intellectuel, et nous voilà embarqués avec un politicien dont les propos populistes, racistes, conspirationnistes,
homophobes, nous semblent aux antipodes d’un vrai travail de connaissance et de réflexion.
Pour faire fort, on a fait fort…