De gros mots pour un titre ! Pourtant ils concernent les réalités et détails de ces divers lieux où des ensembles de personnes, contraintes ou non, se confrontent à des apprentissages. Dans ses allers-retours pratique/théorie, Fernand OURY fait de ces trois mots le « trépied » [1] de la PI, ses fondements.
F.OURY, A. VASQUEZ, avec Jean OURY à La Borde, ont construit la PI [2] en puisant dans les savoirs contemporains, surtout les sciences humaines et jusque vers 1968 dans ces nouvelles sciences d’alors : psychologie sociale, psychanalyse, sociologie clinique, linguistique. À leur suite, les praticiens de la PI se sont emparés de ces références, les travaillent, les développent, les amplifient en fonction de leur contexte, de leur formation, des avancées de ces sciences humaines, de leur sensibilité, déployant plus ou moins chacun des pieds de ce trépied. C’est en s’appuyant sur leurs actions, leurs dires, leurs écrits, que s’élaborent ici ces lignes.
Des techniques et une organisation
« Matérialisme » c’est ainsi que d’aucuns nomment le premier pied de ce trépied PI.
Ce mot évoque la référence au marxisme et entre autres en opposant des réalités matérielles et des rapports sociaux qui les accompagnent aux grandes idées qui feraient l’histoire, l’idéalisme.
« Le matérialisme doit être compris comme la construction d’une connaissance élaborant, à partir de la pratique, une théorie qui fait retour à la pratique et dont la valeur est relative à sa capacité à permettre l’action dans la réalité. En ce sens, parler de pédagogie c’est parler des outils pédagogiques, le reste n’est que verbiage. “Le matériel, les techniques qui commandent les types d’organisation déterminent les activités, les situations, les relations”, ils naissent de la praxis. Le tâtonnement expérimental cher à FREINET, l’ajustage constant des outils sont les gammes du praticien. Point de conception préexistante, pas de discours sur l’Enfant, pas de philosophie de l’éducation, mais une attention constante à ce qui se passe, une volonté d’engagement et d’initiative, une exigence de créativité. Journal, imprimerie, correspondance scolaire, enquêtes, fichiers autocorrectifs tous ces outils, empruntés à FREINET, font naitre des productions bien réelles et suscitent des échanges authentiques. » [3]
C’est bien par référence à FREINET que ce pied est le plus souvent nommé « les techniques », sous-entendu « de Freinet ». D’aucuns peuvent y mettre des techniques de toutes « pédagogies actives », mais enlever une référence au matérialisme dialectique et historique c’est enlever un point d’attention entre autres à une conception du travail, de la production, des rapports sociaux qui les traversent aussi dans les lieux d’apprentissages.
Un groupe et une inscription
Le deuxième pied de la PI, c’est le groupe. Les échanges dans les classes et autres assemblages de personnes concernent entre autres l’organisation collective des productions et de leur diffusion. Avec les pratiques FREINET et les outils PI, travailler en classe c’est autre chose que « suivre » des cours ou en « donner ». Alors, faire groupe, c’est autre aussi. Des réseaux s‘y créent, appuyés sur les diverses institutions mises en place, telles que les responsabilités ou métiers, les règles élaborées selon les besoins, le Conseil où le tout s’officialise. Le Conseil, comme institution phare qui assure pour le groupe, des fonctions d’information, d’analyse de ce qui se passe, de décisions et de régulation. Chacun peut trouver de quoi s’inscrire dans ce qui devient travail de coopération. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit à la base de la PI : « On est là pour travailler ensemble… Autant alors, penser et structurer cette rencontre avec l’autre, transformer les outils en institutions » [4]
Travailler ensemble ne va pas de soi : « la classe coopérative, loin d’être une simple collection d’individus, est une microsociété bouillonnante et bien souvent en effervescence où les acteurs – enfants comme adultes – entrent en conflit et créent des alliances, dans laquelle rejets, projections et identifications se vivent quotidiennement. Ces phénomènes de groupe sont le lot ordinaire de tout ensemble vivant et OURY fait sienne cette affirmation de Didier ANZIEU [5] selon laquelle “un petit groupe humain est aussi une rencontre de personnes, un lieu d’affrontements et de liens entre ces personnes hors de toute référence sociale. Les affinités et les oppositions de caractère y fleurissent. Les désirs individuels, toujours présents en sourdine, attendent passivement ou réclament avec violence d’y être comblés : appel à l’aide et à la protection, volonté de puissance, exhibitionnisme, esprit de dénigrement ou de contradiction, curiosité, admiration, idolâtrie. Le narcissisme de chacun y éprouve de douces victoires et d’amères blessures”. Plutôt que d’être aveugle à ces phénomènes ou de les étouffer, le praticien de l’institutionnel choisit de les “travailler”, car il les considère comme des objets privilégiés d’éducation » [6]
De l’inconscient et du désir
Prendre en compte l’existence de l’inconscient toujours à l’œuvre en classe comme ailleurs, c’est le 3ème pied de la PI. F. OURY s’est enrichi, pour cette dimension de sa pédagogie, des apports de FREUD, de LACAN et aussi de son frère psychiatre, Jean. Il ne s’agit pas de mélanger enseignement et psychothérapie, mais seulement de travailler quelques concepts de la psychanalyse « pour ne pas nuire » disait F. OURY. Se méfier des interprétations psychologiques rapides, apprendre à se mettre à l’écoute de soi pour commencer, et des autres, au-delà du directement vu ou entendu, c’est une posture qui traduit déjà une attention à l’existence de l’inconscient. Autre attention : savoir que les inhibitions, blocages, conflits, peurs, sabotages, enthousiasmes ou autres ne relèvent souvent pas du rationnel et ne se traitent pas avec des discours moralisants.
Et puis, « faire avec le désir », un moteur dont on sait rarement consciemment d’où vient le carburant ! Les praticiens de la PI travaillent pourtant en quelque sorte à la fourniture du carburant. Par exemple, en étant attentif aux demandes par lesquelles souvent le désir transite. Par exemple, en veillant à multiplier les « pièges à désirs » c.-à-d. ces propositions de travail, ces propositions d’inscriptions dans le groupe, ces offres, tous ces fils qui se tirent à partir de propositions, difficultés, inventions dans le groupe. Chacun peut alors trouver à quoi s’accrocher, quelle place trouver, comment l’habiter. _ Une des optiques de F. OURY et de son frère est de dire qu’on ne travaille pas les personnes, mais qu’on exerce une action sur les structures du milieu grâce à l’élaboration d’un réseau d’institutions médiatrices, supports d’identifications et productrices d’altérité. Tout ce tissu peut fomenter du désir, le laisser ou le faire circuler, le relancer, y compris à partir de ce qui se fera imprévu et surprise.
Ainsi se posent ces trois pieds du trépied de la PI et en ôter ou en négliger un appauvrit toujours cette construction complexe.
Du politique et du pouvoir
Chemin faisant, les « praxisiens » de la PI ont enrichi et continuent à enrichir leurs conceptions de ces trois pieds. Certains ont ajouté le tasseau transversal et l’ont nommé « le politique », condensé de la question du comment vivre ensemble ? Comment faire avec ? Qui décide de quoi ? Comment ? Quand ?
Au profit de qui ? Au nom de quoi ? La classe, le groupe deviennent des lieux où le pouvoir de chacun peut s’exercer, un lieu qui détient des fonctions politiques dans la mesure où il développe l’esprit critique, donne des forces, permet d’avoir plus de prise sur les temps, lieux, objets, productions, apprentissages et même sur les autoritarismes de l’Institution avec grand I.
« La PI suppose des sujets politiques (élèves et maitres). Un sujet politique, disons que c’est quelqu’un qui, laissé pour compte, dont la parole compte pour du beurre, prend lui-même en main et en pensée, les conditions de sa dignité et de son existence, et qui travaille à être en mesure de tenir sa place, solidairement. À ce titre, la PI, c’est le travail civilisateur de la question : « À quel maitre acceptes-tu d’obéir ? (Deux dimensions : subjective et politique)”
[1] L’histoire de ce trépied, anciennement tabouret, une autre façon d’en dire la teneur, fait l’objet d’un article de Gilbert MANGEL paru dans “Echec à l’Echec” N°152 de décembre 2001. Il garde son actualité.
[2] Ces termes de “Pédagogie Institutionnelle” (PI) ont été utilisés pour la première fois par Jean OURY qui, tentant de nommer le travail de son frère, l’emploie sur base de ressemblances pointées entre lieux de soins et lieux d’apprentissages. C’était à un congrès FREINET, en 1958.
[3] Selon Yves JEANNE, Maître de conférences à l’université Lumière Lyon 2, Revue Reliance n° 28 (2008/2).
[4] Philippe JUBIN, du Collectif Européen d’Equipes de PI,(CEEPI), L’actualité de la PI en Francilie,Groupe Caus’Actes, Février 2006-Mai 2008.
[5] Didier ANZIEU (1923-1999), est l’un des psychanalystes français les plus féconds de la seconde moitié du XXe siècle. Ses travaux concernant les « organisateurs psychiques inconscients » le conduisirent à mettre en lumière quelques-uns des processus psychologiques spécifiques aux groupes. On lui doit notamment le concept d’illusion groupale. Ses travaux sur les groupes ont été publiés en 1975 sous le titre « Le groupe et l’inconscient ».
[6] Selon Yves JEANNE Maître de conférences à l’université Lumière Lyon 2, Revue Reliance n° 28 (2008/2).