Suite aux attentats d’Oslo ou au départ de jeunes
en Syrie, les pouvoirs publics ont commandé
une recherche sur la radicalisation politique
des jeunes. Fabienne Brion, criminologue et
islamologue, est formelle : les problèmes ne sont
pas là où on le croit.
Cette recherche a été financée par les services
fédéraux de la recherche scientifique
et par le ministère de l’Intérieur. Nous devions
étudier ce qui pousse les jeunes à se
radicaliser, et comparer les radicalisations
d’extrême droite, d’extrême gauche et celles se revendiquant
de l’islam.
Dans un premier temps, nous avons mené une recherche
quantitative avec 400 questionnaires passés dans des écoles, en Flandre et à Liège essentiellement.
Par la suite, nous avons mis les questions en ligne, avec
l’ouverture d’un compte Facebook. Nous avons récolté
6000 questionnaires complétés (vérification a été faite
que certains auteurs n’avaient pas répondu plusieurs
fois).
Puis, nous avons mené des entretiens individuels,
afin d’éviter des conclusions trop caricaturales liées à
l’approche strictement quantitative. Si nous avons pu
facilement trouver des jeunes d’extrême gauche prêts à
parler, cela a été plus compliqué pour l’extrême droite.
Il a fallu passer par des sites et des forums de discussion
pour établir des contacts.
Du côté des jeunes radicalisés dans l’islam, il n’y en
a pas eu un seul et pour cause : ils sont sous une surveillance
policière et sociologique constante. Ce résultat
n’en est pas moins impressionnant, et révèle une
lassitude profonde d’être l’objet constant du regard de
l’autre.
Cependant, comme je travaille depuis des années
avec des personnes issues de l’immigration marocaine,
j’ai pu finalement trouver des contacts et mener les entretiens.
L’hypothèse initiale des commanditaires était que si
un jeune adhère à un groupe radical, quelle que soit sa
tendance, c’est parce qu’il avait acquis préalablement
des convictions idéologiques (via internet, etc.) et qu’il
avait ensuite franchi le pas. Or, visiblement, ce n’est pas
du tout comme ça que cela marche : on rentre d’abord
dans un groupe, et puis des opinions se forgent, progressivement.
Mais si ce n’est pas internet, qu’est-ce qui amène un
jeune à se radicaliser ?
La première dimension identifiée par la recherche
touche à des blessures morales, qu’elles soient personnelles,
ou qu’elles affectent un groupe qui compte pour
le jeune. Cela peut être le sentiment d’avoir été humilié,
de ne pas être bien traité, ou reconnu. Contredisant
cette hypothèse, les médias ont évoqué le cas de certains
jeunes, partis en Syrie, qui avaient une belle trajectoire
scolaire. Mais c’est précisément parce qu’ils peuvent
avoir le sentiment d’avoir eu de la chance au sein d’un
groupe où la majorité ne s’en sort pas bien que certains
se sentent en dette. Leur départ au combat peut être une
manière de l’honorer.
Ce point différencie assez fort les trois groupes que
nous avons étudiés. Les quelques musulmans que j’ai
interviewés éprouvent particulièrement ce sentiment
d’avoir été blessés à répétition par la police ou par l’école
(via les orientations scolaires, etc.), ce qui est nettement
moins le cas des jeunes d’extrême droite ou d’extrême
gauche.
Pour ces derniers, leur engagement est nettement
plus lié à une tradition familiale déjà marquée à gauche.
Si y on éprouve de l’empathie ou de la colère, cela résonne
moins sur une blessure personnelle. Ainsi, leur
expérience de la violence policière peut même être ressentie
positivement, on peut par exemple éprouver une
certaine fierté de participer à une manifestation suffisamment
importante pour que les policiers deviennent
violents. Et on choisit d’y aller. Ce n’est pas du tout la
même chose que se retrouver avec les mains sur le capot
en train d’être fouillé devant les voisins…
Un deuxième facteur de radicalisation est lié au fait
que cette blessure morale est interprétée politiquement.
Or, il est rare que cette interprétation politique, les
jeunes la trouvent individuellement sur internet. Bien au
contraire, on commence à fréquenter les sites politiquement
radicaux après avoir été habitué à faire une lecture
politique. Le plus souvent, il y a eu préalablement une
ou des rencontres déterminantes, avec des personnes ou
d’autres groupes, avec qui s’est noué ce qu’on pourrait
appeler un lien de transfert. Et c’est le troisième facteur
de radicalisation que nous avons identifié.
« Les déviances
des jeunes ont une
fonction. »
Le quatrième facteur est lié à la difficulté de sortir
des milieux radicaux, c’est assez proche de ce qui se
passe pour la délinquance. À partir du moment où un
jeune a agressé certaines personnes, soit il se sent mal,
soit, pour éviter cela, il est amené à se construire tout un
système de justifications basées sur la stigmatisation de
ses victimes. Et une fois que le processus est enclenché,
il est difficile de faire marche arrière.
Et plus ils élaborent des idéologies très polarisées,
plus cela se fera au détriment des relations qu’ils entretenaient
encore en dehors du groupe, qui pouvaient
relativiser ou contredire leur point de vue, renforçant
par là leur investissement dans le groupe.
La peur peut aussi freiner l’envie de sortir du radicalisme
politique. Celle de devenir à son tour une victime
du groupe, mais aussi celle d’être l’objet d’actes de
rétorsion de ses anciennes victimes, alors qu’on n’a plus
la protection du groupe. Enfin, celle de ne plus avoir
de place en dehors du groupe. C’est le cas d’un certain
nombre de jeunes revenus de Syrie, qui ont été incarcérés.
Dans certains pays, au contraire, on prévoit leur
amnistie, pour qu’ils sentent qu’ils auront une place en
rentrant, et c’est d’autant plus pertinent que c’est précisément
le sentiment de ne pas avoir eu de place qui a
motivé leur départ…
Notre recherche a aussi contredit un certain nombre
d’auteurs, d’après lesquels les jeunes seraient d’autant
plus happés dans la violence qu’ils auraient peu d’attaches
familiales. Nous n’avons pas du tout observé
cela. Certes, le nombre de jeunes qui se radicalisent à
l’extrême droite élevés par des mères seules s’est avéré
impressionnant, mais ils ne semblaient pas du tout
entretenir une relation faible avec elles ! On pouvait
même avoir le sentiment inverse, au point d’envisager
l’hypothèse que ces jeunes ont à dénouer une relation
trop fusionnelle — là où l’extrême droite mobilise précisément
des signes forts de masculinité (force physique,
uniforme, etc.).
Pour les jeunes d’origine musulmane, cette théorie
de l’attache familiale faible ne tient pas non plus.
Si écart il y a, il se joue plutôt entre la façon dont les
plus jeunes interprètent l’islam et la lecture de leurs
ainés, et dans la colère par rapport à la manière dont les
(grands-) parents ont été traités.
Il semble bien que les déviances des jeunes (délinquance
ou radicalisme politique) aient une fonction.
Des chercheurs ont mis en évidence le fait que de nombreux
jeunes précarisés partaient soit dans des chemins
dépressifs, soit dans des chemins délinquants. La délinquance,
à la fois redoutée serait-elle donc une manière
de traiter ou de prévenir la dépression ? Par analogie, la
radicalisation politique serait-elle une « solution » par
rapport aux problématiques identifiées plus haut ?
Alors, certes, la société peut considérer cette « solution
» comme inadéquate [1]Il fut un temps
pas si lointain où
la radicalisation
politique était plutôt
valorisée chez
les jeunes…, mais que fait-elle des problèmes
auxquels la radicalisation répond ? Les jeunes
y renonceront d’autant plus difficilement qu’on ne fait
rien pour traiter ce qui la nourrit…
Les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ont
été très réceptifs à cette recherche, qui remettait pourtant
en question les pistes d’action qu’ils envisageaient,
à savoir :
– la censure des médias, dont ils ont rapidement perçu
l’inefficacité ;
– la surveillance policière — pour laquelle d’autres recherches
menées aux États-Unis ont montré qu’elle
ne faisait que renforcer les logiques de discrimination
dont nous avons traité plus haut ;
– la production de contre récits, notamment via l’école,
par exemple en diffusant des informations « justes »
qui contredisent les points de vue extrémistes, ou
encore via des cours sur la critique des sources et
l’analyse critique de sites internet.
Or, on l’a vu : la radicalisation n’est pas liée à une lecture
« erronée » de la réalité, elle se construit au fur et à
mesure, et le cognitif n’a qu’un rôle très relatif. Il ne suffit
donc pas de changer les grilles de lecture des jeunes
pour que leurs comportements changent ! Imaginer que
cela peut se faire en quelques séquences pédagogiques
et de manière purement rationnelle, sans tenir compte
des liens de transfert, est pour le moins très optimiste.
C’est la raison pour laquelle le travail que vous avez
élaboré avec votre classe [2]Lire la saga qui
commence dans ce
numéro. me semble intéressant, parce
qu’il ouvre la possibilité de prendre au ras des mots la
colère de certains de vos élèves, mais en l’interrogeant :
« Système, antisystème, qu’est-ce que cela veut dire ? »
Comment les personnes (de sensibilités très diverses),
que vous avez choisies d’interroger
les comprennent ? C’est une manière
de prendre au sérieux ce qu’ils
disent, de repartir de leur parole et
essayer d’élargir les possibilités de
mise en mots.
Cela rejoint une recherche que j’avais menée avec des jeunes adolescentes, que j’avais revues des années après. J’avais été impressionnée, lors
de la seconde série d’entretiens, de voir à quel point leur
plus grande facilité à mettre des mots sur ce qu’elles
vivaient leur permettait une pluralité de lectures des
choses, et par là aussi une plus grande labilité dans leur
vie. De même, vous n’avez pas imposé une lecture du
« phénomène Laurent Louis », mais avez fourni des
outils qui sont différentes lectures, et après ils peuvent
faire leur marché, voir ce qui leur parle et ce qui ne leur
parle pas.
Votre expérience me fait aussi penser à ce
qu’un étudiant marocain pourtant laïc me disait de
Tariq Ramadan : « Il nous parle comme à des gens intelligents
: ni comme à des gens qu’il faut sauver ni comme
à des victimes. »
Il serait nécessaire que les chercheurs travaillent
avec les enseignants. Ceci dit, que savons-nous, chercheurs,
du métier d’enseignant ? Il faudrait, dans un
premier temps, nous mettre au service des professeurs,
pour entendre leurs questions, problèmes et demandes.
Ce n’est pas à nous de leur dire ce qu’ils ont à faire [3]Une version
longue de cet
article est disponible
sur notre
site..