L’échec scolaire et la relégation vers les filières de qualification frappent massivement les enfants de milieux populaires. Quelle (in)(trans)formation (initiale et continuée) est proposée aux enseignants pour lutter contre ce phénomène ? Pratiquement aucune !
Etnic [1] produit chaque année un nombre impressionnant de statistiques sur l’enseignement en Communauté française Wallonie-Bruxelles : aucune ne permet de mieux comprendre l’échec scolaire, aucun indice n’y est corrélé (sauf le genre). L’Institut National de Statistiques, n’en parlons pas. Partout dans le monde, ce type de statistiques existe. En CFWB, non. En 1975 (!), la revue Études et documents du Ministère de l’Éducation, encore nationale, publiait une étude où l’échec était corrélé à différents indicateurs et on découvrait la profondeur des inégalités. Elle annonçait également que dorénavant (en 1975 !), le Ministère serait à même de publier ces chiffres chaque année et de mesurer ainsi les progrès de notre école en matière de démocratisation des études... Depuis lors, rien, niets, nada, peau de balle !
L’état du pigeonnier
Le décret Missions exige que l’école « assure à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale ». L’école de la réussite a été décrétée. Mais moins de 40 % des élèves obtiennent un CESS sans doubler. Ça, Etnic peut nous le dire. Mais il ne peut pas nous dire qui ils sont. Il aura fallu les enquêtes PISA pour disposer d’une base de données accessible. Mais il faut encore le courage et les moyens d’aller piocher dedans [2].
On peut ainsi y voir que pour les 10 % d’élèves les plus « défavorisés »5, 65 % d’entre eux échouent au moins une fois avant 15 ans et que seuls 11 % d’entre eux sont encore dans le général de transition à 15 ans alors que, pour les 10 % les plus favorisés, 18 % d’entre eux échouent au moins une fois et 83 % sont encore dans l’enseignement général à 15 ans. C’est en maths que les écarts sont les plus importants : 50 % des 10 % les plus défavorisés ont moins de 400 points au test (compétences minimales) alors que 50 % des 10 % les plus favorisés ont plus de 600 points. Pire, parmi les 25 % les plus défavorisés, 72,5 % n’atteignent pas le niveau 3 en lecture, niveau considéré comme minimum pour pouvoir jouer un rôle actif dans la société, alors que pour les 25 % les plus favorisés, 81,5 % d’entre eux atteignent ou dépassent ce niveau 3. La Belgique (Communauté française et Communauté néerlandophone) obtient de loin les résultats les plus inégaux parmi tous les pays de l’OCDE [3].
Ajoutons encore que pour les enfants dont les parents n’ont pas de diplôme supérieur au CEB (primaire), la probabilité d’accès à l’université est de 3,2 % et la probabilité de réussite en 1re année de 0,8% [4]. Ajoutons enfin que les types 1 et 8 de l’enseignement spécial (retard mental léger et troubles de l’apprentissage) sont massivement composés de garçons par rapport aux filles et d’enfants de familles en grande pauvreté par rapport aux autres familles. Alors, qui peut nier l’origine sociale de l’échec et de l’orientation scolaires en CFWB ? Apparemment (presque) tout le monde !
Et finalement, qui est pigeon dans cette histoire et ce, à l’insu de son plein gré ?! D’abord les gosses et les familles qui en souffrent évidemment. Ils ne font pas partie des associations de parents. Ils ne revendiquent pas de changements dans la classe, au contraire des autres familles qui revendiquent une certaine organisation de l’école et des pédagogies qui assurent cette sélection sociale, à l’insu de leur plein gré aussi, bien sûr. Et forcément aussi les enseignants, de qui on exige une pédagogie de la réussite de tous et qui ignorent (ou oublient) l’origine sociale de l’échec et ignorent encore plus comment ils pourraient faire pour y remédier. Aucune information, aucune formation ne sont orientées dans ce sens. Et enfin les cadres pédagogiques de tous ordres (inspection, cadres des réseaux, formation initiale, formation continuée...) puisqu’ils n’organisent aucune information, aucune formation dans ce sens, quand ils ne produisent pas de fumée pour conserver leur position.
Les attentes des convoyeurs
Et pourtant, depuis 80 ans, tant le travail des mouvements pédagogiques [5] que la recherche reconnue en éducation ont largement produit de l’information (données statistiques), de la connaissance (sociologie de l’éducation et autres sciences humaines) et de la formation (démarches et outils dans la classe). Cette somme de savoirs pratiques et théoriques est déjà bien peu et bien mal enseignée. Elle est encore moins mobilisée, utilisée, vécue en formation. Que pourrait-on en attendre ?
Des ruptures ! D’abord, produire des ruptures par le vécu de la formation. L’exercice de ce métier impossible qu’est l’enseignement [6] exige des ruptures, une transformation autant qu’une formation, des ruptures entre autres pour ce qui est du rapport au savoir, au travail, aux apprentissages, à l’autorité, à la discipline enseignée (épistémologie)... et cela surtout pour des étudiants dont l’histoire scolaire et l’histoire de vie particulière les ont amenés, dans le contexte actuel, à faire le choix du métier d’enseignant. Ce qui suppose de pratiquer ensemble en formation ce qu’on préconise de pratiquer dans les classes (isomorphisme généralisé) et des approches cliniques, réflexives et critiques, y compris (surtout ?) sur ce qui est vécu en formation et débouchant sur la construction de savoirs vivants.
Seul peut conduire, pour moi, à ces ruptures et à cette transformation, un vécu collectif en formation, dans des groupes d’apprentissage, au plein sens du terme, un vécu d’expériences humaines et sociales, denses, fortes, impliquantes, un vécu suivi nécessairement d’une parole partagée, d’un travail de distanciation et d’analyse, réflexif critique, clinique. Vivre fort et analyser dur doit aussi conduire à la construction et à l’appropriation de savoirs en sciences humaines. Cela est actuellement impossible, d’une part par l’organisation de la formation (sauf si on la contourne, ce qui est toujours possible) et d’autre part par le monopole exercé dans cette formation par les pédagogues, généralistes des sciences de l’éducation, c’est-à-dire spécialistes en tout et donc le plus souvent en rien, et dont l’histoire scolaire et de vie particulière rend, en général, bien peu critique par rapport à l’institution à qui ils ont décidé de consacrer leur vie professionnelle. Leur monopole exclut de fait de la formation : psychanalystes, psychologues sociaux, sociologues, ethnologues, philosophes.
Ce vécu fort analysé dur devrait conduire pour moi à l’intériorisation d’une posture éducative supposant le développement de deux axes de formation. Cette posture et les deux axes de formation qu’elle suppose me semblent indispensables dans la formation des enseignants si on veut lutter contre l’échec des plus faibles. Cette posture éducative dialectique peut se résumer comme suit :
1. Chaque sujet a une histoire personnelle toujours commencée et jamais terminée, toujours faite et en train de se faire ; une histoire jamais terminée, il y a place pour le sujet désirant, mais une histoire toujours commencée, il y a des déterminants, des structures dont il faut tenir compte.
2. Personne ne maitrise son histoire personnelle, car elle s’inscrit dans une histoire collective qui l’a précédée, qui l’englobe et qui lui survivra. L’histoire de chacun est aussi l’histoire de sa famille, de ses parents, de leur désir, l’histoire de son groupe social, de son peuple par rapport aux autres peuples, l’histoire de sa classe sociale et de ses rapports sociaux aux autres classes... L’histoire de chacun est déterminée par l’Histoire : le sujet est écrasé.
3. Chaque histoire personnelle reste imprévisible dans la complexité des configurations familiales, sociales, économiques, politiques : le sujet désirant peut toujours émerger. Chacun peut orienter son histoire personnelle, peut poser des choix stratégiques, peut orienter l’histoire collective.
Désespérés mais agissants
On fait donc le pari, désespéré mais agissant, que la seule chance que le sujet désirant (et donc apprenant) émerge est de le considérer comme tel à priori, mais de le considérer comme tel, inséré dans des structures sociales déterminées et déterminantes. Cela suppose donc deux axes complémentaires et interdépendants de formation : psychanalytique et sociopolitique, la prise en compte du sujet (dimension individuelle) et la compréhension des déterminismes sociaux (dimension collective), ou pour faire encore plus court, le travail du Désir (de grandir, d’apprendre, d’évoluer) et l’impact de la domination symbolique. Comment faire en classe pour ne pas tuer le Désir, pour y installer des conditions de vie et de travail qui favorise son développement ? Comment, lorsque le Désir est là, donner les moyens d’apprendre, tenir compte des structures mentales nécessairement déterminantes et déterminées par les structures sociales et le place qu’y occupe l’apprenant ?
Ces deux champs de savoir sont immenses. Ils sont pour moi indispensables pour permettre que l’école « assure à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale ». Mais ils sont aussi pratiquement absents de la formation des enseignants, initiale et continuée.
(1) Richard VIRENQUE, coureur cycliste, et auteur de cette merveilleuse expression d’une très haute valeur scientifique en sociologie.
(5) Selon un indice composite reprenant différents critères comme la profession et le niveau d’instruction du père et de la mère, des indices de richesses matérielle et culturelle...
[1] Organisme d’intérêt public créé pour assurer un support informatique et statistique : www.statistiques.etnic.be.
[2] Voir Nico HIRTT, Les inégalités sociales dans l’enseignement en Belgique, avril 2005, <http://www.skolo.org/spip.php?article261> et Vincent DUPRIEZ et Vincent VANDENBERGHE, L’école en CFWB : de quelle inégalité parlons-nous ?, Cahier du GIRSEF n°27, mai 2004.
[3] Calculé par Nico HIRTT (article cité) en utilisant l’indice de Gini (mesure statistique de dispersion).
[4] Enquête interne à l’UCL, 2002.
[5] Mouvement Freinet, Groupes français et belge d’éducation nouvelle, CRAP-Cahiers pédagogiques, Collectif des équipes de pédagogie institutionnelle, Changements pour l’égalité, etc.
[6] « Il y a trois métiers impossibles : éduquer, guérir, gouverner », Sigmund FREUD. Pour une discussion intéressante de cette citation, voir Mireille CIFALI, Métier impossible, une boutade inépuisable, http://leportique.revues.org/document271.html.