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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / Rubriques hors dossiers / Pigeons / Pigeons 6 : Mange ta soupe !

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La culture scolaire est une culture de classe. À l’insu de son plein gré ? [1] L’injonction de motivation peut donc se heurter au mur de l’incompréhension. Alors, passer des bonnes intentions à l’action, voilà une bonne motivation… pour les enseignants !

Travaille, étudie, concentre-toi, écoute, mange ta soupe ! Les impératifs et les constats négatifs pleuvent et pourtant rien ne bouge. Il y a de quoi désespérer de la jeunesse ! Et pourtant, quand on y pense, c’est plutôt étonnant qu’ils y viennent encore à l’école. Tranches de matières alternées et empilées, concentration sept heures par jour, à chercher à comprendre, prendre des notes, étudier et se faire contrôler les connaissances… Comment font-ils/elles pour y donner du sens pour eux ? Ça parait presque miraculeux. Non, les miracles, non.

L’état du pigeonnier

Alors quoi ? Qu’est-ce qui « oblige » ? L’injonction, d’où vient-elle ? Faut y passer pour réussir l’école et avoir une place, une belle place dans la société ? C’est si beau le savoir qu’on ne se lasse pas de le contempler ? Désireux d’apporter ses compétences à la collectivité, l’élève assidu s’applique à les maximiser pour construire un monde meilleur ? Apprendre, c’est comprendre le monde et y être acteur ? Quand je serai grand, je serai riche si je réussis bien à l’école ? Si je n’y vais pas et si je ne réussis pas, mon père, ma mère vont me tuer ? Si ça marche bien à l’école, mes parents sont fiers de moi ? Pour ressembler à mes parents qui ont fait de brillantes études ? Pour ne pas finir dominé comme mes parents ? Parce qu’il fait plus chaud en classe qu’à la maison en hiver ? Parce que sinon, c’est la honte ? Ou, malgré que ça soit la honte, pour ne pas finir comme eux ?
Déjà à la base, ce n’est pas simple. Alors, qu’est-ce qu’on fait avec des « travaille », « étudie », « concentre-toi », « réagis », « change », quand on n’a même pas une bonne raison d’essayer ou qu’on essaye et que ça ne marche pas ?
Pour certains, c’est une évidence : l’école fonctionne comme un système de reconnaissance mutuelle. Les bons comportements, les bonnes réactions, la curiosité pour les bonnes choses et les bonnes références culturelles familiales. Et l’argent pour compenser en cas de pépin (logopèdes, cours particuliers, etc.). Pour les autres, c’est une autre évidence : l’école fonctionne comme un système de reconnaissance mutuelle d’incompatibilité. Alors, on oriente : « pas fait pour, mal éduqué, sans culture générale, a trop de retard, on ne sait plus rien en faire, incapable de s’intégrer ... ». Peu à peu, et pour certains très rapidement, l’enjeu n’est plus d’apprendre, mais de pacifier les relations avec l’école. Les stratégies d’éducation (de redressement ?) prennent le dessus et la seule ambition est d’éviter que ça dégénère dans l’école. Une classe bien calme, c’est déjà un objectif en soi !
Sans repères sociologiques pour identifier ce conflit de classe, n’utilisant d’autre référence que sa propre expérience de l’enseignement secondaire ou n’ayant d’autre recours que le « bon sens » des proverbes (« Quand on veut on peut. », « On n’a rien sans rien. », etc.), l’enseignant ne peut que constater les manques, les « dys » et les malfaçons. Les réponses proposées par l’école enfoncent le clou du constat d’incompatibilité : de la remédiation qui ne fait souvent que confirmer que c’est impossible en répétant le cours au carré, de la médicalisation des dysfonctionnements par rapport à la norme avec traitement pharmaceutique à la clé pour certains et de la relégation pour les malfaçons résistantes de ceux qui ne se laissent pas faire.
Les humiliantes leçons de morale qui clôturent ces incompréhensions par des discours culpabilisants sur le manque de motivation de l’élève sont dès lors « inaudibles ». Et pourtant, on les entend tous les jours dans les écoles.
Ce n’est pas commode d’être à l’école quand on est fils/fille de dominés. On voudrait bien… mais on n’peut point… Et c’est d’autant moins commode que « ceux d’en face » n’ont même pas idée que ça puisse être autre chose qu’une question de « volonté », que pour répondre adéquatement à l’injonction « étudie », « travaille », il faut plus qu’une menace ou une carotte, et qu’une fois qu’on y a répondu, il faut aussi que ça marche, et que pour que ça marche, il faut apprendre, apprendre comment, apprendre à partir de quoi et avec quoi, apprendre à s’autoriser.

Les attentes des convoyeurs

La culture de l’école est une culture de classe. Le savoir, c’est déjà ça : chaque élève n’a pas la même proximité avec la culture scolaire. Les rapports des dominés aux savoirs et à l’école, s’insèrent dans un système convergent de dominations : dominés dans l’accès au logement, au travail, au revenu, à la sécurité d’existence, à la considération sociale, ils sont aussi dominés dans l’accès au savoir.
Leur rapport à l’école est plus conflictuel que pour ceux qui, par leurs parents ou des personnes de leur entourage, peuvent identifier des stratégies crédibles d’émancipation, d’épanouissement par la réussite scolaire. Et ce sera d’autant plus vrai quand l’établissement scolaire, par l’accueil qu’il leur réserve, l’état de son bâtiment ou la réputation qu’il a, leur signifie dès l’inscription, la place dominée ou dominante que la société leur réserve. Il y a donc à soigner cette question.
Alors, quand, dans la foulée, des chefs d’établissement, des enseignants et des parents instruits et nantis condamnent en vrac les décrets inscriptions, les tentatives de créer de la mixité sociale à l’école, la lutte contre le redoublement, tout en fustigeant les enfants et les jeunes issus des milieux populaires pour leur manque de motivation, il faut savoir que c’est une machine à exclure que l’on promeut et avoir le courage de le reconnaitre.Mais qui veut vraiment savoir ? Parce que savoir, ici, implique une remise en question, à différents niveaux, de l’ordre d’un tremblement de terre.
C’est pourquoi, il est urgent de tout mettre en œuvre pour soutenir les prises de conscience nouvelles, accompagner, écouter les enseignants et les écoles qui jouent le jeu, et mieux former les enseignants à la différenciation, leur donner des conditions de travail qui rendent les choses possibles et ajuster les moyens au contexte de chaque établissement scolaire.
Mais cela demande aussi de chaque école, de chaque enseignant et futur enseignant qu’il s’empare de ses propres injonctions : « travaille », « réagis », « étudie », « écoute », et qu’il trouve en lui une nouvelle motivation : celle de l’émancipation sociale. Mais la proximité de chaque enseignant avec cette autre conception de la culture scolaire n’est pas identique, et ce d’autant plus que ce n’est pas non plus celle qui prédomine dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Il s’agit d’un travail en profondeur qui ne pourra se contenter de « yakas ». L’élève standard n’existe pas. L’élève qui sert de modèle aux certitudes didactiques n’est qu’une moyenne statistique de la classe moyenne. L’école réussit d’ailleurs plutôt bien à motiver ceux-là. Mais si les autres ne réussissent pas, ne s’accrochent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont paresseux, mal éduqués ou manquent de motivation. Pour se donner les moyens de faire l’école pour tous, et donc pour ceux-là aussi, il est indispensable de renforcer les connaissances des enseignants dans le domaine des rapports aux savoirs et de la sociologie de l’éducation. Les enseignants ne feront mieux réussir les élèves issus des milieux populaires que s’ils changent de posture et se donnent les moyens de mieux comprendre les obstacles qu’ils dressent entre eux et l’école plutôt que de se focaliser sur les manques qu’ils leur attribuent. Et cela ne sera possible que si, dans un établissement scolaire, cette question devient le projet d’une équipe.

_ Pigeons 6 parce qu’il y a un Pigeons 5 tout simplement !

notes:

[1Richard VIRENQUE, coureur cycliste, et auteur de cette merveilleuse expression d’une très haute valeur scientifique en sociologie.