Tronc moral : c’est un libéral qui en a parlé le premier. C’est une socialiste qui a tenté de l’organiser. C’est dans le programme d’Écolo qu’on s’en rapproche le plus. Et c’est une CDH qui le présente au Parlement [1] : un tronc commun philo aux cours de morale et de religions.
Le (vieux) débat autour des cours dits philosophiques est un bel exemple de l’immobilisme scolaire et du surréalisme belge.
Mais c’est encore les hommes et les femmes politiques, si souvent criti- qués, qui se montrent dans ce débat, les plus créatifs et les plus pragma- tiques pour tenter de faire évoluer les choses.
L’ÉTAT DU PIGEONNIER
Lancez le débat dans votre salle des profs (si possible, quand les profs de cours philosophiques n’y sont pas) : ne faudrait-il pas rempla- cer les cours de morale et de religion par un cours commun de philo et de citoyenneté (moi, je dirais plutôt de sciences humaines) ? Vous aurez rapidement une majorité en faveur de la suppression d’un archaïsme belgo-belge inventé en 1831 et orga- nisé – bétonné en 1959. Mais, dans cette même salle de profs, il y a dix ans, les mêmes ont tous signé la pé- tition contre la suppression de ces cours. Il est vrai qu’elle était présen- tée par le collègue qui allait perdre son emploi. Faut quand même être gentil (lâche ?) avec ses collègues, c’est une condition de survie dans l’école. Résultat : 152.000 signa- tures en faveur d’un contenu auquel presque plus personne ne tient ni ne croit...
Un contenu d’ailleurs complè- tement disparate et hétéroclite où le pire et le meilleur peuvent se côtoyer : des athées qui donnent
religion, des moralement complè- tement indifférents qui passent des cassettes, les mêmes cassettes dans un cours comme dans l’autre (« La journée de la jupe », combien de fois ?), des fanatiques prêts à tout, des illuminés avec leur bougie, des cathos révolutionnaires au moins aussi fréquents que des laïcs re- belles... Je fais le pari qu’une étude comparée montrerait que pour l’essentiel, les cours philosophiques font finalement déjà passer un tronc commun consensuel mou autour d’un politiquement correct. Tout ça, pour des élèves et des parents qui s’en fichent comme de leur pre- mière communion. Il est d’ailleurs à craindre qu’ils s’en foutent tout autant d’un cours de philo...
Depuis 1958, sur cette question, rien ne bouge, et vraisemblable- ment, rien ne bougera ou si peu. Pourquoi ? Parce que la guerre froide n’est pas finie et que l’équi- libre des forces institutionnelles se maintient indépendamment des évolutions sociales. Moins de 4 % de la population en FWB fréquente encore la messe. Les baptêmes sont tombés à moins de 50 % et les ma- riages à l’église à moins de 25 %. Les demandes de débaptisation ne cessent d’augmenter (1800 en 2011). Mais 68 % des jeunes suivent le cours de religion catholique (la majorité d’entre eux dans les écoles catholiques bien sûr, qui scolarisent grosso modo 55 % des jeunes). 22 % des jeunes suivent le cours de morale non confessionnelle, mais bien peu parmi eux et parmi leurs parents seraient prêts à entrer dans une croisade laïque. La grande ma- jorité d’entre eux comme la grande majorité des « catholiques » ne se préoccupe plus en rien de ce 1er cli- vage historique de la société belge (laïcs versus cléricaux).
Mais il n’en est pas de même pour les acteurs institutionnels dont c’est la seule raison d’exister. Le SEGEC [2] veut bien tout ce qu’on veut à condi- tion de garder la maitrise totale sur le recrutement de ses enseignants (en religion particulièrement). La CSC enseignement rejoint l’union sacrée au nom de l’emploi de ces mêmes enseignants. Le CEDEP [3] refuse la proposition de tronc com- mun au profit d’un cours obligatoire commun de philosophie avec des professeurs recrutés par la FWB. Quoiqu’il arrive et quoique propose le pouvoir politique (majorité et opposition ensemble dans ce cas !), les acteurs institutionnels campe- ront sur leurs positions produisant objectivement un immobilisme pré- judiciable à tous, rendant le système scolaire en FWB ingouvernable...
LES ATTENTES DES CONVOYEURS
L’initiative gouvernementale est habile : puisque le système est blo- qué, essayons de le faire évoluer de l’intérieur. Puisque la majorité des professeurs des cours philoso- phiques a finalement peu de convic- tions profondes sur leur rai- k son d’être là, proposons-leur de faire évoluer leur cours vers quelque chose auquel la majorité adhère déjà gentiment : un peu de philo, de dialogue et de citoyenneté.
Un peu de philo. De question- nement philosophique plus exacte- ment. Pas de salut sans la méthode Lipman ! Dans les cercles éclai- rés, Matthew Lipman s’est imposé comme la référence incontournable, relayé par Claudine Leleux, Majo, Hansotte [4]... Mais tout le monde ne peut s’improviser Jacques Duez du jour au lendemain. Et ce n’est pas une formation vite faite qui y changera quelque chose. D’abord parce que le questionnement philosophique suppose une liberté de pensées à laquelle l’institution scolaire (catho- lique et officielle) est totalement rétive. L’école veut à toutes forces apporter des réponses et pas aider à (re)mettre en questions. Et une for- mation des profs à la liberté de pen- sées, c’est autre chose qu’un petit recyclage, c’est d’une transformation identitaire qu’il s’agit. La méthode Lipman (ou n’importe quelle autre), c’est bien autre chose et bien plus qu’une méthode.
Un peu de dialogue. De dialogue interconvictionnel plus exactement. Ce qui supposerait déjà qu’il y ait des convictions... ! Dialogue interconvic- tionnel qui est devenu dans les dis- cours par la suite, dialogue intercul- turel... On imagine en effet qu’il s’agit moins de faire dialoguer les pro- testants et les orthodoxes... que les musulmans (6 %), d’un côté, et tous les autres (94 %), de l’autre. À moins qu’on ne prétende directement faire dialoguer les israélites et les musulmans, mais on doute que le dia- logue soit religieux et constructif... Et dans les écoles catholiques, où tous suivent le cours de religion, ils vont dialoguer avec qui ? On peut aussi décider de faire dialoguer ceux des écoles où le voile est permis avec ceux des écoles où il est interdit. La ségrégation sociale étant ce qu’elle est dans les quartiers et les écoles, le dialogue interconvictionnel sera rare à l’intérieur d’un même établis- sement. Et il faudra expliquer aux gosses pourquoi ils doivent se parler dans ce cours quand tout est orga- nisé dans l’école et la société pour qu’ils ne se parlent jamais ailleurs. C’est toujours la même chose : on de- mande aux enseignants de faire faire aux gosses ce que les adultes sont incapables de faire...
Enfin, un peu de citoyenneté. D’éducation à une citoyenneté active, même ! Mais composée d’instruction civique et d’introduction aux fonde- ments philosophiques et religieux de la citoyenneté. Et donc, active, plus tard et ailleurs, bien sûr. Car évi- demment, il n’y a pas place pour une citoyenneté active dans une école injuste et donneuse de leçons.
Ce que les convoyeurs attendent, c’est surtout que les sains prin- cipes prévus pour ce tronc moral s’appliquent à l’institution scolaire et non à un petit morceau de petit cours : plus de questionnement et moins de réponses, plus de dialogue et moins de ségrégation objective et d’exclusions, plus de citoyenneté active et moins de soumissions en- nuyeuses...
(1) Pigeon 9 puisqu’il y en a eu 8 avant.
(2) Richard Virenque, ancien coureur cycliste et sociologue éternel.
[1] Respectivement Richard Miller, Marie Arena et Marie-Dominique Simonet.
[2] Le Secrétariat général de l’Enseignement Catholique défend les intérêts de l’enseignement catholique et
est composé de représentants des Pouvoirs Organisateurs (principalement des directeurs et anciens directeurs d’écoles catho- liques) et de repré- sentants des « fon- dateurs » (évêchés et congrégations).
[3] Le Centre d’Études et de Défense de l’École Publique regroupe une douzaine d’as- sociations laïques comme le Centre d’Action Laïque, les Amis de la Morale Laïque... mais aussi les acteurs institu- tionnels de l’ensei- gnement officiel : CEPEONS (pouvoir organisateur), FAPEO (parents), CGSP enseigne- ment (syndicat enseignants)... C’est le CGEC (Conseil Général de l’Enseignement Catholique) de l’enseignement officiel.
[4] Gogueulisez ces noms et vous obtiendrez toutes les références souhaitables.