Les enfants de ma classe, âgés de sept ou huit ans, ont vécu une situation qui pourrait être analysée par des sociologues ou par… eux-mêmes. J’ai tenté d’aider mes élèves à se construire, petit à petit, les outils qui leur permettraient cette analyse. Mais encore fallait-il que je sois suffisamment formée (ou informée) sur certains aspects de la sociologie !
Je m’occupe d’Anita, tous les mardis après quatre heures, pendant trente minutes, pour l’aider dans son apprentissage de la lecture. Mais ce mardi matin, Léa, l’accueillante qui fait monter en classe les enfants arrivés tôt le matin, me demande de permettre à Anita de ne pas suivre ce soutien scolaire parce qu’elle doit être pom-pom girl lors d’un tournoi d’unihoc (jeu semblable au hockey, mais avec du matériel qui ne cause aucun dommage aux joueurs). Une maman s’étonne : « Lisa m’a dit aussi qu’elle était pom-pom girl lors d’un tournoi d’unihoc dans lequel les équipes sont composées essentiellement de garçons… »
Les préjugés ont la vie dure !
Je bouillonne… et après le quoi de neuf, je demande aux enfants des éclaircissements. Il s’agit bien d’un match d’unihoc auquel participent les enfants de la classe présents en garderie, sur une base volontaire. Les filles réalisent des pompons pendant que les garçons s’entrainent… Furieuse, j’interdis aux élèves de ma classe de jouer pendant ce tournoi en expliquant que cela ne va pas, que les filles doivent aussi pouvoir jouer dans les équipes et que les garçons doivent aussi pouvoir faire des pompons ! Les garçons, inscrits dans l’équipe, protestent énergiquement : « Mais on a choisi ! Les filles ont choisi de faire des pompons et nous on a choisi de jouer ! ». Je comprends mieux et me calme ! J’explique alors aux enfants que leur choix n’était pas libre, que, déjà à sept ans, ils sont influencés par un tas de choses qui font que les filles choisissent le rose et les garçons le bleu (foncé…). Les langues se délient : Anita dit ne pas avoir compris ce qu’était le rôle des pom-poms girls et Bogdan dit qu’il avait choisi de faire des pompons, mais que Léa lui a dit qu’il manquait un garçon dans l’équipe… . Nous terminons la discussion en décidant que les enfants en parleront à Léa, le soir à la garderie. Moi, j’en parle à la coordinatrice des accueillantes en insistant sur le rôle particulièrement important de l’École dans la construction du genre. Elle, tout en disant qu’elle me comprend, me traite gentiment d’utopiste !
Le lendemain matin, Anita s’est inscrite au quoi de neuf. Elle explique que Léa s’est fâchée parce qu’il n’y avait plus assez de filles qui voulaient être pom-poms girl, parce qu’il y avait maintenant trop d’enfants qui voulaient jouer et surtout, parce qu’elle leur avait laissé le choix et que maintenant ils en changeaient ! Les enfants confirment l’énervement de Léa. Ils ont pu jouer le match, mais avec les garçons inscrits initialement.
J’approuve la décision de Léa et ne dis mot sur son attitude. Je demande aux enfants d’essayer de modifier les rôles pour le match du mardi suivant et retourne en discuter avec la coordinatrice. Léa est venue s’expliquer parce qu’elle s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas. Cependant, elle est convaincue qu’elle a bien fait de laisser le choix aux enfants et que c’est normal que les rôles soient ainsi répartis, entre les filles et les garçons.
Le mardi suivant, Léa permet à chacun de choisir à nouveau son rôle et Igor décide d’être pom-pom boy ! Quand ses parents viennent le chercher à la garderie, alors qu’il est en train d’agiter ses pompons, sa maman intervient auprès de Léa : « Igor doit jouer sur le terrain ! Un garçon n’agite pas des pompons ! »
Faire de la sociologie sans la connaitre ?
J’ai encore organisé une discussion autour de cette réaction de parents. Puis, je me suis dit que le fait d’avoir vécu cette situation et d’en avoir discuté en classe, c’était déjà pour mes élèves une bonne prise de conscience des rôles attribués aux filles et aux garçons.
Mes collègues d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté traitent toutes, un jour ou l’autre, ce thème du genre dans leurs cours. Les enfants doivent s’exprimer sur un problème de genre amené de manière artificielle puisqu’elles ne sont titulaires d’aucune classe. Il s’agit souvent de choix de couleur ou de jouets. Plusieurs collègues m’ont dit que les élèves disaient que les voitures, c’est aussi pour les filles et que les garçons pouvaient s’habiller en rose. Vu ce que j’ai pu constater dans l’épisode raconté ci-dessus, je me suis dit que dans ces activités, les situations réellement vécues et les discussions avec les élèves n’étaient sans doute pas suffisantes pour donner aux enfants les outils qui leur permettraient de s’émanciper un tant soit peu des rôles attribués habituellement aux filles et aux garçons.
Mais comment faire quand on n’y connait pas grand-chose en sociologie ! J’ai la chance de militer à CGé et d’y rencontrer d’autres militants avec une expertise dans différents domaines.
Discuter, mais aussi enseigner
J’ai alors décidé de faire travailler mes élèves à partir de leurs propres dessins sur quatre aspects qui pouvaient être liés au genre ; ils ont dû dessiner leur jouet préféré, leurs vêtements préférés, leur sport préféré et enfin le métier qu’ils choisiraient plus tard. Apprendre à se prendre soi-même comme objet d’études, c’est une première disposition à entrainer pour faire de la sociologie !
Nous avons ensuite regardé ces dessins : il n’y a que les filles qui ont dessiné les poupées Lol, aucun garçon ne s’est dessiné avec une jupe et seuls les garçons aiment faire de la boxe. Quand je leur ai demandé comment ils expliquaient ces constats, il n’y eut aucune hésitation : « C’est normal, c’est parce que ce sont des garçons » ou encore « Les filles, elles, elles aiment les poupées ! Chacun a le droit d’aimer des choses différentes ! » Il s’agit ici de naturalisations, de banalisations sans aucune conscience d’une possible production sociale, d’une possible fabrication par le milieu.
Alors que quelques mois s’étaient déjà écoulés depuis l’incident raconté en début d’article, tous les enfants se souvenaient de celui-ci et, particulièrement, de mon insistance sur le fait qu’il ne fallait pas les laisser choisir… Lisa a conclu ce rappel : « Tu avais dit qu’on était déjà comme passé dans une machine qui nous faisait choisir ce que les filles choisissent en général ! »
J’ai donc demandé aux enfants de chercher ces machines qui pourraient avoir influencé leur choix. Anita nous a alors fait part de son étonnement : son petit frère choisit de porter à la maison des vêtements qu’elle portait quand elle était petite avec Hello Kitty, mais se change pour venir à l’école et porte alors des vêtements avec Batman ! Jeffrey dit avoir choisi un t-shirt dans un magasin avec des paillettes réversibles qui représentaient un petit animal. Le commerçant et sa maman l’ont conduit vers un autre rayon en précisant que le t-shirt choisi était destiné aux filles !
Chaque enfant a alors essayé de trouver ce qui l’avait influencé dans un des quatre aspects cités plus haut. « Ce sont mes parents qui m’ont influencée de ne pas faire de judo. Ils disent que c’est que les garçons qui se bagarrent », écrit Zakya. « J’ai été influencé par les joueurs de foot à la télé. C’est pour mon métier », écrit Luca. « Je vois les filles dans l’école qui mettent des choses de filles », écrit Anita. C’est la famille qui a influencé Zakya, c’est la télé pour Luca et ce sont les pairs pour Anita. Différents agents de socialisation sont donc apparus dans leurs écrits. Il me reste à les faire expliciter par les enfants et… à saisir chaque nouvelle situation pour retravailler ces dispositions et savoirs qui leur permettront, un jour, je l’espère, d’analyser les situations qu’ils vivent ! ó