Pour réduire les inégalités entre élèves, différents chemins s’offrent à nous. L’actualité nous demande d’agir sur celle de ces voies qui focalise l’attention des acteurs de la politique scolaire : avant-hier les missions et les compétences, hier le refinancement, aujourd’hui les bassins scolaires. On peut craindre que cette succession de modes n’améliore que fort peu la situation réelle des élèves défavorisés et qu’elle n’épuise l’énergie des gens de bonne volonté. Or, il est possible de penser une stratégie globale : de considérer à la fois les différentes voies possibles, non pas pour saupoudrer entre toutes le peu de forces dont on dispose, mais pour répartir ces dernières entre les voies les plus prometteuses.
Publié dans le n°179 de Traces, ce texte y est amputé de quelques phrases qui apparaissent ci-dessous en italique.
Dans cet article très synthétique, chacun des éléments inventoriés mérite un livre, s’il ne remplit pas déjà une bibliothèque. On ne fera aucune référence à ces écrits, pour rester dans les limites d’un « impolitique ».
DIX VOIES VERS L’EGALITE...
Dans les écoles, les enseignants pourraient agir autrement, pour permettre à tous les élèves d’acquérir les savoirs souhaités :
- porter attention aux rapports aux savoirs (voie n°1) que les élèves ont acquis dans leur famille,
- pratiquer des approches pédagogiques plus efficaces (voie n°2),
- consacrer aux élèves en difficultés le temps de travail que ces pratiques peuvent avoir libéré, ce qui permettrait de reléguer moins d’élèves (voie n°3), que ce soit par le redoublement, par une orientation sélective ou par l’exclusion des plus difficiles.
Tout cela, les enseignants d’une même école le feront plus aisément en réfléchissant en équipe (voie n°4) à la situation concrète vécue par leurs élèves et eux-mêmes, en partageant leurs expériences.
Dans le système scolaire, chez nous au niveau de la Communauté française, des dispositifs peuvent être développés pour faciliter ce progrès des enseignants et des équipes pédagogiques :
- le « pilotage » (voie n°5), qui, à partir d’une évaluation externe des acquis des élèves d’un grand ensemble d’écoles, doit fournir à chacune une information objective sur les effets de ses pratiques,
- une formation continuée (voie n°6) des enseignants, en groupe, à l’écart de l’école et qui soit focalisée sur l’essentiel,
- des accompagnateurs (voie n°7), pour apporter aux équipes pédagogiques un regard extérieur, qui leur posera d’autres questions sur ce qu’ils font de et avec leurs élèves.
Dans le système scolaire aussi, d’autres dispositifs peuvent contribuer plus directement à réduire la ségrégation entre des écoles-ghettos : les unes pour des enfants de milieux nantis et d’autres pour ceux de familles défavorisées. Car on sait que dans une classe socialement hétérogène, les élèves en difficulté apprennent mieux, et les autres aussi bien.
D’une part, au sein de « bassins scolaires » (voie n°8), les directions des différentes écoles pourraient, ensemble, modifier la répartition des élèves entre celles-ci, pour rendre plus hétérogènes celles qui le sont peu, tant dans le haut que dans bas de l’échelle.
D’autre part, un financement différencié (voie n°9) consisterait à distribuer le temps de travail de l’ensemble des enseignants (le NTPP et non plus seulement les frais de fonctionnement) entre les écoles en favorisant les plus hétérogènes, pourrait conduire les directions d’établissement à rechercher cette hétérogénéité sociale.
De plus, les moyens de l’enseignement primaire et surtout du maternel (voie n°10) devraient être accrus, car on peut compenser l’inégalité des familles d’autant mieux que les enfants sont jeunes.
Enfin, hors de la politique scolaire, des emplois moins précaires et un meilleur logement aideraient de nombreuses familles défavorisées à doter leurs enfants d’un rapport au savoir plus accueillant aux apprentissages scolaires.
Parmi ces différentes voies, certaines sont des moyens pour en élargir d’autres, qui se situent à un niveau plus local. Souvent, le niveau supérieur a le choix entre plusieurs voies pour induire le changement local. Ainsi, une équipe pédagogique peut réduire l’inégalité entre ses élèves par les voies 1, 2 et 3. La Communauté française peut aider les équipes pédagogiques à devenir plus efficaces par les dispositifs 5, 6 et 7. De même, elle peut aider les établissements à devenir plus hétérogènes par 8 et 9.
Chaque fois, les moyens sont sans doute complémentaires. Mais dans quelles proportions faut-il les appliquer, et dans quel ordre les développer ?
... OBSTRUEES PAR CINQ CONSERVATISMES
Le critère le plus simple est celui de l’efficience, du rapport « qualité / prix » ou, plus précisément, « effet égalisateur / coût budgétaire ». Le dispositif dont la mise en œuvre est la plus avancée - le pilotage - et celui dont on a parlé le plus récemment - les bassins scolaires - sont probablement les moins onéreux.
Leur effet restera cependant limité, si on n’y joint pas plusieurs des autres moyens évoqués. Ceux-ci coûteront cher et d’autant plus que l’on voudra donner aux uns sans enlever aux autres.
Tous ces changements de structures rencontreront des résistances culturelles : ils butteront sur des conservatismes différents. Il est important de distinguer ceux-ci, car, en bonne stratégie, c’est leur alliance qu’il s’agit de défaire. Osons mettre des mots sur chacun d’eux :
- Un conservatisme pédagogique freine l’attention à porter aux rapports au savoir et l’adoption de pédagogies plus efficaces : il vit chez les enseignants, mais pas chez tous et pas seulement parmi eux.
- Un conservatisme institutionnel s’opposera à la coordination des établissements d’un même bassin scolaire : il est surtout le fait de ceux qui, dans les réseaux et les PO, ont peur de perdre de leur pouvoir.
- Un conservatisme bourgeois rend de nombreux parents bien nantis (culturellement et financièrement) méfiants à l’égard d’une mixité sociale accrue dans l’école de leur enfant et beaucoup de contribuables réticents à l’idée d’augmenter leurs impôts pour donner à l’enseignement les moyens de ses ambitions.
- Différents corporatismes refuseront que, pour augmenter le budget de l’enseignement, on réduise celui du secteur qui les nourrit.
- Un autre conservatisme encore s’oppose à une différenciation interne du corps enseignant, entre ceux qui travaillent directement avec des élèves et tous ceux qui devraient les accompagner ou les soutenir sur différents plans ; plus difficile à nommer, il s’exprime surtout dans les syndicats d’enseignants.
Qu’y a-t-il de commun entre ces phénomènes ? Je propose l’hypothèse suivante. Chacun me semble tissé de deux fils. L’un, cognitif, serait fait d’une méconnaissance des phénomènes sociaux, qui alimenterait la légitimité du conservatisme. L’autre, affectif et résultant de toute la socialisation de chaque individu, nourrirait en lui le goût du lucre ou celui de la domination (d’autres diraient pouvoir ou autorité) ou encore la peur de l’autre. La proportion de ces fibres est sans doute différente dans chaque cas. Mais n’avons-nous pas tendance à croire que l’adversaire le plus étranger est méchant (l’affectif) et à épargner la susceptibilité du plus proche en ne voyant que sa méconnaissance (le cognitif) ?
APPORTER AU DEBAT UNE NOURRITURE EQUILIBREE
On peut choisir les voies en fonction des conservatismes qui les obstruent. Mais le uns et les autres sont mal connus, faute d’expérience. [1]
Pour en savoir plus, on peut observer les pratiques d’autres pays. En outre, il serait bon que le gouvernement organise des expériences, limitées à quelques écoles, de chacun des dispositifs. Il pourrait aussi consacrer plus de ressources à la recherche en éducation : une recherche focalisée sur les conditions d’efficacité de ces derniers. Mais l’expérimentation et la recherche pourront difficilement anticiper la virulence des différents conservatismes.
Reste à faire vivre, au travers de la société, un débat qui aura deux vertus. D’une part, il produira des savoirs nouveaux, en combinant les connaissances partielles que les différents acteurs tirent de leurs pratiques. D’autre part, au sein de chaque catégorie d’acteurs, il tendra à dissoudre cette méconnaissance des phénomènes sociaux qui donnerait à chaque conservatisme sa légitimité.
Ce débat pourrait se déployer au sein de chacune des catégories d’acteurs concernés :
Les enseignants pourraient développer une culture professionnelle : au sein des équipes pédagogiques de chaque école, mais aussi dans des instances collectives plus centrales.
Les élèves, premiers usagers de l’école, et les parents, qui sont responsables d’un autre volet de leur éducation : au sein du conseil de participation de chaque établissement et dans leurs associations, ils pourraient apprendre à mieux connaître les différences culturelles et les inégalités sociales qui les divisent.
Parmi les mouvements sociaux, le mouvement syndical commence à déplacer son intérêt de l’égalité d’accès à l’enseignement vers l’égalité des acquis des élèves. Autre exemple majeur, le mouvement écologiste pourrait apprendre à considérer l’école moins comme un lieu de sensibilisation des jeunes aux enjeux des équilibres écologiques que comme l’institution où se construisent des compétences que presque tous les futurs adultes devront maîtriser pour que la société puisse relever les défis : ceux du changement climatique en particulier.
En outre, les médias pourraient accueillir et amplifier le débat. Que le gouvernement impose au service public de radio et de télévision de lui faire place !
Dans l’organisation de ce débat, veillons à équilibrer deux préoccupations : approfondir chacune des questions précédentes (en n’en négligeant aucune) et élargir (progressivement) l’attention des acteurs du thème à la mode vers l’ensemble des voies et conservatismes. Espérons que l’inventaire - perfectible - qui en est proposé ici puisse aider les acteurs les plus soucieux d’égalité à exercer cette vigilance.
Eugène Mommen
TROIS VOIES DE PLUS (février 2007)
A notre inventaire des voies vers l’égalité, on peut ajouter les suivantes.
Allonger le tronc commun
[1] Dans les cases d’un tableau de 5 colonnes et 10 lignes, notez votre estimation (une cote 0, 1 ou 2) de la résistance que le conservatisme X opposerait à l’ouverture de la voie Y. En groupe, ce pourrait être moins triste.