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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / TRACeS n°234 - Tous capables - jan-fév 2018 / Pourquoi l’idéologie des intelligences multiples plait-elle tant ?

Le succès accordé à la théorie des intelligences multiples est incontestable. Sonnerait-elle le glas du tous capables ? Ou ne serait-elle qu’une nouvelle forme plus policée de justification des inégalités scolaires ?

Selon Gardner, l’intelligence n’est pas unique, elle est multiple. Les différents types d’intelligence seraient les suivants [1] :

Une théorie scientifiquement contestée

Cette proposition pose au moins cinq problèmes selon Serge Larivée et Carole Sénéchal.
Le premier est que la définition de l’intelligence proposée par Gardner est circulaire. En proposant de caractériser une intelligence par une habileté opérationnelle, il se contente de prouver l’existence de cette intelligence par l’existence de cette habileté.
Le deuxième découle du premier. Si les intelligences se définissent par référence à une habileté opérationnelle, alors pourquoi se limiter à ces neuf types d’intelligences ? On pourrait se référer à d’autres habiletés (l’olfaction, par exemple) pour trouver d’autres types d’intelligence .
Le troisième problème vient de la confusion possible entre talents et intelligences. Les particularités des individus se trouvent ainsi transformées en intelligences par un raccourci qui met à mal la définition même de l’intelligence en négligeant ce qui peut différencier le talent (habileté opérationnelle particulière) de l’intelligence (qui peut se décliner en de nombreuses habiletés).
Le quatrième problème est que la théorie des intelligences multiples n’est pas présentée par Gardner lui-même comme scientifique. Il présente les types d’intelligence comme des fictions utiles, et l’objet de se théorie est plus le résultat d’une volonté de mettre en avant des habiletés dont la valorisation sociale serait négligée ; ce qui politiquement est intéressant certes, mais peut mener à des débordements dès qu’on en fait une vérité scientifique qui justifie tous les excès d’interprétation.
Le cinquième problème provient du fait que cette théorie implique que ces intelligences soient autonomes, peuvent exister indépendamment l’une de l’autre et sans hiérarchie aucune, alors qu’« un même domaine d’activités peut solliciter plusieurs intelligences et une intelligence donnée peut se déployer dans plusieurs domaines [2] ».
Cette théorie, très controversée donc dans le monde scientifique, connait par contre un succès étonnant dans le monde de l’éducation. L’enseignement accorderait trop d’importance à l’intelligence logicomathématique, négligeant les autres intelligences, ce qui permettrait d’expliquer les difficultés scolaires de certains élèves. Il faudrait alors travailler dans l’école toutes les intelligences.

Tautologie ou nouvelle machine à trier ?

Si on considère chacune de ces intelligences comme un ensemble d’habiletés, cette proposition devient une évidence : l’école se doit de développer et de valoriser au maximum l’ensemble des habiletés chez tous les élèves. Par contre, s’il s’agit d’intelligences, cela signifie que chacune de ces formes peut s’exercer indépendamment des autres et donc se développer plus particulièrement chez certains individus sans lien avec les autres formes. D’une catégorisation des habiletés pour mieux identifier des enjeux cognitifs, on glisse alors vers une catégorisation des individus en fonction de leur type d’intelligence.
Et, c’est là que cette théorie devient utile dans le champ de l’éducation : elle permettrait d’expliquer les difficultés scolaires par des caractéristiques propres aux individus. Si les élèves ont des types d’intelligences différents, il faut leur donner des éducations et des parcours différents. Il s’agirait de s’appuyer sur leur type d’intelligence pour les valoriser dans leurs habiletés propres et favoriser ainsi leur accès aux apprentissages auxquels leur type d’intelligence les prédestine. Et peu importe que ces habiletés ne permettent pas toutes de réussir dans les matières scolaires les plus utiles pour comprendre le monde. Les uns seront valorisés parce qu’ils dessinent bien, les autres parce qu’ils sont forts en maths.

Effets pervers ou recherchés ?

Outre les effets bien connus de l’étiquetage des élèves auxquels cette catégorisation conduit (prédiction autoréalisatrice, adaptation des attentes des enseignants en fonction de ce qu’ils croient les élèves capables de faire), les dérives pédagogisantes de l’idéologie des intelligences multiples visent surtout à justifier de manière plus sympathique et plus positive les orientations des élèves vers des voies spécifiques. Et du coup, de faire croire à l’égale valeur de ces différentes voies.
Autant il est devenu inaudible d’attribuer les difficultés scolaires à un déterminisme biologique qui condamnerait les uns à la bêtise et les autres à l’intelligence, autant il est beaucoup plus admissible de se référer à une hérédité qui classe tous les élèves dans une forme d’intelligence, même si ces différentes formes d’intelligence ne sont pas de facto d’égale valeur pour permettre l’accès aux savoirs et compétences scolaires. Certains suivront d’autres voies, parce qu’ils sont faits autrement. En prime, cela dispense l’enseignant de se poser la question de la pertinence des situations d’apprentissage qui ont conduit à l’échec. Et cerise sur le gâteau, cela permet d’ignorer superbement que les inégalités d’apprentissage sont fondées sur les inégalités sociales et que ces inégalités sociales sont elles-mêmes le reflet d’une inégale valorisation économique des différentes habiletés.
L’idéologie des intelligences multiples sert de refuge en ces temps où l’école ne peut plus nier qu’elle renforce les inégalités sociales en les transformant en inégalités scolaires. Elle permet, sans se poser la question de savoir pourquoi ce sont toujours les mêmes qui se retrouvent avec les mêmes habiletés, de ne pas remettre en question le système de tri et de relégation qui s’opère dans les écoles. Mieux, elle permet de le justifier en le magnifiant. Il ne s’agirait plus d’assurer, pour tous les élèves, les apprentissages qui mobilisent des habiletés logicomathématiques, linguistiques et spatiales et qui donnent accès aux savoirs et compétences valorisés. Il s’agirait de valoriser, symboliquement, les habiletés de chacun (sa richesse) pour légitimer les relégations en les transformant au passage en reconnaissance généreuse des différences. Et que ceux qui n’ont pas vu dans les types d’intelligences la structure des options et filières de l’enseignement secondaire retournent rapidement au début de cet article.

L’ennemi du tronc commun

La théorie des intelligences multiples est souvent utilisée pour argumenter en faveur du tronc commun. Parce qu’il serait polytechnique, le tronc commun permettrait à chaque enfant d’y trouver les apprentissages qui correspondent le mieux à sa forme d’intelligence. Les logicomathématiques pourront continuer à s’éclater en math, sans faire de tort aux kinesthésiques qui trouveront leur motivation dans les cours techniques, etc. Chacun pourra picorer dans son bol ce qui le motivera à venir à l’école. Dans cette logique, c’est la mort d’un tronc vraiment commun. L’intérêt du tronc commun réside dans la mise en œuvre d’un curriculum réel commun à tous les élèves : travailler toutes les habiletés avec tous les élèves pour les rendre tous capables de réussir des apprentissages dans tous les domaines, porter pour tous les élèves l’ambition d’une culture commune et exigeante. Sinon, le tronc commun se limitera à un objectif d’orientation des élèves sur la base d’une détection précoce et d’un renforcement d’habiletés individuelles préexistantes qui ressemblera fort au système actuel de relégation par l’échec. Seul le discours aura changé, il sera plus optimiste, mais tout aussi stigmatisant.

notes:

[1S. Larivée et C. Sénéchal, Que dit la science à propos des intelligences multiples ?, Papyrus bib, université de Montréal.

[2Gardner lui-même, cité par S. Larivée et C. Sénéchal.