Praticiens réflexifs ? Oui mais critiques !

« Face à un contexte éducatif et social changeant et complexe, l’enseignant doit devenir un praticien réflexif, capable de s’adapter à toutes les situations d’enseignement par l’analyse de ses propres pratiques et de leurs résultats. »

Cette citation[1]Ch. MAROY, Le modèle du praticien réflexif à l’épreuve de l’enquête, Cahier de recherche du Girsef, 12/2001, pp. 1-26., isolée de son contexte, exprime assez bien la tendance dominante d’un paradigme dominant depuis 15 ans en formation des enseignants : former des praticiens réflexifs. Comme tout nouveau paradigme, il ouvre de nouvelles voies à la pensée, à la recherche et à l’action, qu’il faut poursuivre, et, en même temps, il risque de restreindre les champs de pensée, de recherche et d’action qu’il faudrait ouvrir.

Idéologie dominante

Tel qu’exprimé ci-dessus, dans ce paradigme du praticien réflexif[2]Cet article est issu d’une intervention de notre part à la journée d’études du 09/09/09 sur la formation des enseignants organisée par ABCEduc., il y a d’abord l’injonction paradoxale faite à l’enseignant de devenir un praticien réflexif, supposant par là qu’il ne l’était pas auparavant. On peut au contraire faire le pari que, depuis toujours, l’enseignant, comme la majorité des travailleurs quels qu’ils soient, réfléchit à sa pratique, avant, pendant et après. On pourrait même dire que c’est grâce ou à cause de cette réflexivité pratique, au nom de ses savoirs d’action, qu’il résiste aux savoirs théoriques de la sociologie de l’éducation, par exemple[3]F. DUBET, Pourquoi ne croit-on pas les sociologues ? Éducation et sociétés, 9/2002, pp. 13-25..

Ensuite, l’accent légitime mis sur l’enseignant comme acteur professionnel et comme seul acteur dans un contexte changeant et complexe occulte la relation éducative comme rapport social, comme rapport entre des acteurs sociaux (parents, employeurs, associations…) qui ne veulent pas nécessairement la même chose, ni la même société. Elle n’affirme pas non plus ce rapport social comme enjeu politique, elle ne se pose pas la question des finalités éducatives[4]M. ROMAINVILLE, L’illusion réflexive, Formation et pratiques d’enseignements en questions, 3/2006, pp. 69-81.. Elle considère la pratique enseignante comme une technique neutre. Enfin, elle affirme accessible l’analyse des résultats des pratiques, ce qui est vrai et indispensable pour des apprentissages objectivables à court terme, mais aussi faux et réducteur pour la meilleure et la plus importante part des effets de l’éducation et de la formation.

Tel qu’exprimé ci-dessus, ce paradigme du praticien réflexif favorise une approche technique indispensable dans la formation des enseignants, mais il en occulte une autre dimension, tout aussi indispensable, une dimension éthico-politique, compatible avec la dimension technique de ce paradigme. Dans notre formation[5]Formation organisée au régendat sciences humaines TenterPlus, HELMo Sainte-Croix, Liège, en référence à la Pédagogie Institutionnelle., nous souhaitons favoriser à la fois une réflexivité pratique (dimension technique du praticien réflexif) et une conscience critique (dimension éthique du praticien réflexif). Cette conscience critique est en lien avec le concept de conscientisation de Paolo FREIRE[6]M.T. ESTRELLA, Pratiques réflexives et conscientisation, Carrefours de l’éducation 2001/2, nº 12, Université de Picardie, p. 56-65..

Conscientisation

« En secondaire, tout comme pendant l’année que j’ai faite à l’université avant de venir à ici, je n’ai jamais analysé mes pratiques de manière réflexive, parce qu’on ne nous le proposait pas, voire même on ne nous y autorisait pas. L’objectif était la performance et le résultat, rien d’autre. Cela n’a jamais apporté aucun sens à ce que je faisais à l’école. Tandis que ce nouveau système de formation m’a permis d’adopter un regard critique sur ce que je faisais et sur ce que les autres faisaient. On ne nous demandait plus d’écouter et de suivre, mais bien d’être acteur de notre formation, d’y prendre part de façon active. Et forcément, c’est ce qui développe l’attitude de praticien réflexif. Nous étions en quelque sorte obligés de développer cette attitude pour réussir. Chez moi, ça a très bien fonctionné. J’ai le sentiment qu’on m’a “autorisé à réfléchir”, enfin, plutôt qu’à répéter… »[7]Benoît, étudiant sorti en juin 2009.

Une formation à une réflexivité critique devrait d’abord resituer l’enseignant en formation dans une histoire (personnelle et sociale) et dans une interdépendance : pas d’enseignants réflexifs sans formateurs réflexifs et sans élèves réflexifs, ce qui exige un isomorphisme généralisé (faire ce qu’on dit avant de dire ce qu’on fait et encore plus avant de dire ce qu’il faudrait faire). Pas d’enseignants réflexifs sans participation à un collectif critique (en formation, avec les pairs et les formateurs, en classe, avec les élèves… et/ou dans des associations citoyennes), un collectif engagé dans une lecture critique du monde, de soi dans le monde et du monde en soi.

La réflexivité critique est pour nous une posture qui vise une transformation, qui se travaille collectivement et avec méthodes, qui mobilise et permet de s’approprier des savoirs théoriques et pratiques. Cela n’est possible que dans un système de formation qui respecte les deux principes de ZEICHNER : « le caractère négociable du programme de formation qui permet aux étudiants d’être acteurs de leur formation et, d’autre part, le caractère jugé contestable des structures et pratiques instituées ».[8]Cité par J. BECKERS, Réformer la formation initiale des enseignants : les enseignements dégagés des paradigmes de formation, Puzzle, 6/1999, pp. 2-9

Posture et transformation

La réflexivité critique est d’abord une posture. « Qu’est-ce qu’un praticien réflexif ? C’est fondamentalement quelqu’un qui transgresse ou conteste les interdits [demander “pourquoi”, envisager des alternatives, mettre en débat ce qui va de soi… dans les écoles]. Non par bravade, par provocation ou pour se donner de l’importance, mais parce qu’il y est porté par le cours de sa pensée, son rapport au monde, son identité. »[9]Ph. PERRENOUD, Assumer une identité réflexive, Éducateur, 2/2005, pp. 30-33.

La réflexivité critique vise une transformation. Pour paraphraser FREIRE, « personne ne se (trans)forme seul, personne ne (trans)forme autrui, c’est ensemble qu’on se (trans)forme ». Il n’y a pas de véritable formation sans transformation, sans remise en cause identitaire, sans travail de l’habitus[10]Ph. PERRENOUD, Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants, Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, de Boeck, pp. 181-208, 3e éd. 2001.. Un praticien réflexif critique est quelqu’un d’engagé collectivement dans sa propre (trans)formation, la (trans)formation de ses groupes de formation, de son institution de formation, la (trans)formation de sa (ses) classe(s), de son institution scolaire.

Ce « cout » identitaire, et il peut être élevé, n’est supportable que s’il est compensé par des bénéfices au moins équivalents. Cela suppose une reconnaissance sociale forte, que l’enseignant trouvera difficilement auprès de ses pairs et des parents d’élèves que la transformation en œuvre dérange. La participation à des équipes, associations, groupes… comme collectifs d’action, d’analyse et de soutien est donc importante. Cela suppose aussi plus de plaisir dans le travail et plus de satisfactions dans les résultats au risque de faire rapidement partie de ceux qui critiqueront les « naïfs » que seront les praticiens réflexifs.

Méthodes et savoirs

La réflexivité critique se travaille collectivement et avec méthodes. La simple amélioration des pratiques passe déjà par le travail à plusieurs, pour augmenter l’objectivité des analyses, la quantité des idées, la palette des possibles, les forces en présence… À fortiori, pour entrer et rester engagé dans un processus de transformation personnelle, le collectif est indispensable, un collectif qui pratique à la fois l’exigence et la reconnaissance dans une démarche clinique, l’exigence du chemin à parcourir et la reconnaissance du chemin parcouru.

Comme toute réflexion, elle sera plus efficace si elle est outillée. Ainsi, garder des traces, organiser la réflexion, la penser sur le moyen ou long terme permet aussi de la travailler en profondeur. Retravailler ce qui a été fait plusieurs mois après permet à l’étudiant de relire son expérience et de lui donner encore de l’importance, et la possibilité de s’en servir pour améliorer sa pratique. Pour s’engager dans un processus de transformation personnelle, le recours à des méthodes éprouvées est nécessaire également : méthode des incidents critiques, entrainement mental, recours à l’écrit…

La réflexivité critique permet de s’approprier durablement des savoirs théoriques et pratiques. Il s’agit de réaliser l’impensable en formation d’enseignants : réconcilier la théorie et la pratique, l’expertise et l’expérience, la Recherche et le Terrain. Il s’agit de reconnaitre ensemble à la fois le caractère prodigieusement éclairant mais partiel et divergeant des expertises, ou savoirs disciplinaires théoriques (psychanalyse, psychologie cognitive, psychologie sociale, pédagogie, sociologie…) et le caractère prodigieusement puissant, mais partial et concurrent, des savoirs pédagogiques pratiques issus le plus souvent des mouvements pédagogiques (FREINET, Groupe français d’éducation nouvelle,…), et cela, tout en reconnaissant l’expérience partielle et partiale de chaque acteur partie prenante (étudiant, maitre de stage…).

Mais seuls des savoirs théoriques (expertises) et des savoirs pratiques (expériences cumulées et théorisées) dont on aura pu éprouver pour des situations personnellement vécues la valeur euristique et/ou la puissance pratique pourront être mobilisés par la suite dans d’autres situations et favoriseront la recherche et le recours à d’autres expertises et expériences, l’entrée dans une formation permanente.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ch. MAROY, Le modèle du praticien réflexif à l’épreuve de l’enquête, Cahier de recherche du Girsef, 12/2001, pp. 1-26.
2 Cet article est issu d’une intervention de notre part à la journée d’études du 09/09/09 sur la formation des enseignants organisée par ABCEduc.
3 F. DUBET, Pourquoi ne croit-on pas les sociologues ? Éducation et sociétés, 9/2002, pp. 13-25.
4 M. ROMAINVILLE, L’illusion réflexive, Formation et pratiques d’enseignements en questions, 3/2006, pp. 69-81.
5 Formation organisée au régendat sciences humaines TenterPlus, HELMo Sainte-Croix, Liège, en référence à la Pédagogie Institutionnelle.
6 M.T. ESTRELLA, Pratiques réflexives et conscientisation, Carrefours de l’éducation 2001/2, nº 12, Université de Picardie, p. 56-65.
7 Benoît, étudiant sorti en juin 2009.
8 Cité par J. BECKERS, Réformer la formation initiale des enseignants : les enseignements dégagés des paradigmes de formation, Puzzle, 6/1999, pp. 2-9
9 Ph. PERRENOUD, Assumer une identité réflexive, Éducateur, 2/2005, pp. 30-33.
10 Ph. PERRENOUD, Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants, Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, de Boeck, pp. 181-208, 3e éd. 2001.