Cette question choque ou au minimum fait réagir. Un retournement provocant, provoqué par une connaissance des injustices sociales. C’est assez révoltant de se rendre compte que des gens ont, à force de les vivre, intégré les échecs comme une fatalité.
Au Réseau wallon[1]Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté ASBL, composé aujourd’hui de 25 associations membres de l’assemblée générale et d’un ensemble de partenaires, active une démarche … Continue reading, on travaille avec des personnes qui sont en situation d’appauvrissement [2]Lire « Faire corps pour lutter » dans le TRACeS 213.
. Quand elles ont des enfants, la question de l’enseignement arrive dans les conversations. D’une façon ou d’une autre, elles nous parlent des difficultés liées au cout de la scolarité, du sentiment de ne pas se sentir considérées par l’école, de ne pas être reconnues dans ses codes culturels… Et ce qui vient souvent sur la table, c’est l’espoir déçu des parents par rapport à l’école. C’est dit dans des formes différentes et des manières différentes.
Beaucoup plus qu’on ne croit, les gens fondent un espoir énorme sur l’école. Même si ça n’a pas marché à l’école pour eux, ils espèrent que leurs enfants vont réussir, que l’école va leur apporter beaucoup, qu’ils vont faire le trajet classique qui est dans la tête de beaucoup : aller à l’université. Des parents qui n’attendent pas trop de l’école et qui se disent qu’ils peuvent eux-mêmes apprendre un métier à leurs enfants, c’est rare. Beaucoup ont l’idée que l’école est un ascenseur, pas seulement social, mais culturel. Ils espèrent que grâce à elle, leurs enfants vivront mieux qu’eux, qu’ils seront plus respectés qu’eux, qu’ils auront plus la parole qu’eux dans la société.
Cet espoir fondé sur l’école, dans la majorité des cas, devient une grosse déception.
Ça ne marche pas, ils ne comprennent pas pourquoi et ils regrettent un manque de discussion avec l’institution. Il y a une intégration de l’échec comme une fatalité répétitive. Ils se disent que dans le fond c’est normal d’être dans les filières de relégation. C’est leur niveau. Le général ce n’est pas pour eux. Quand l’espoir s’est éteint, pour moins souffrir, les gens s’autocensurent à des perspectives meilleures pour l’avenir. Ayant souvent vécu des difficultés avec l’école quand ils étaient enfants, en tant que parents, ils ont mis en place des choses pour que leurs enfants soient « bien vus ». Mais les éléments qui ont mis en place leur propre exclusion ne sont plus nécessairement en phase avec l’école d’aujourd’hui. Et leurs efforts tombent à plat. Ils se disent qu’ils font tout ce qu’il faut puisqu’ils corrigent ce qui n’a pas été fait pour eux, et ça ne suffit pas. Par exemple, une maman de quatre enfants qui habitait dans une caravane sans eau courante faisait tant de lessive que l’air de la caravane était bourré d’humidité. Je lui ai dit d’arrêter de faire tout le temps son linge. Alors, elle m’a expliqué que, petite, quand elle allait à l’école, elle se faisait exclure parce qu’elle arrivait en retard, qu’il n’y avait pas ce qu’il fallait dans sa boite à tartine et que ses vêtements étaient sales. Pour ses enfants, il fallait qu’ils soient toujours à l’heure, qu’il y ait toujours ce qu’il faut dans leur boite à tartine et que leurs vêtements soient toujours propres. Mais ça n’allait quand même pas à l’école pour ses enfants. L’enseignement a d’autres critères implicites et les enseignants n’ont pas vu les efforts, anticipés, de cette maman pour prévenir les difficultés que ses enfants risquent de rencontrer.
De ce genre d’exemples et du travail fait par d’autres, notamment avec les enquêtes PISA, au Réseau on s’est dit : « Dans le fond, est-ce que ce sont les enfants qui ratent à l’école ou l’école qui rate avec eux ? Est-ce que ce sont les parents qui ratent leur relation avec l’école ou est-ce que c’est l’école qui rate ses relations avec les parents ? »
Au réseau, on est convaincu que c’est l’organisation du système qui est en cause.
On a été encore renforcé dans notre point de vue quand on a entendu les propos de Richard Wilkinson[3]Richard G. Wil-kinson et Kate E. Pickett, Health and inequality major themes in health and social welfare, Routledge, 2009., un chercheur épidémiologiste qui a analysé les chiffres de la santé en rapport avec les niveaux d’égalité ou d’inégalité de revenus dans les pays. Les résultats ont renforcé notre conviction que les inégalités ne tombent pas du ciel et qu’il faut absolument lutter pour les résorber. Surtout que les inégalités s’étendent rapidement à tous les aspects de la vie : logement, santé, parcours scolaires et professionnels, relations…
Si on veut que les parents et les jeunes qui vivent mal l’école puissent s’exprimer, on se donne plus de chance en retournant la question. Ils peuvent regarder l’institution en se disant : « et si l’école avait mis ça en place, si elle avait pensé à ça, peut-être que je m’y serais senti bien, peut-être que j’aurais réussi… ».
Les gens retournent trop souvent la faute contre eux : « Je n’y arrivais pas, j’étais irrégulier, mes parents ne m’aidaient pas. » Ils s’interrogent moins spontanément sur les grippes du système.
« En quoi l’école a raté avec toi ? », c’est une question qui bouscule et dépoussière la honte par rapport aux échecs vécus et permet de mettre la question au travail. Les gens sortent d’une position de simple témoin pour devenir des témoins acteurs dans ce qu’il faudrait changer dans l’école pour que ça rate moins. Qu’est-ce que cela aurait dû être ? Qu’est-ce que ça pourrait être ? Comment régler ce qui ne va pas ? On essaie de travailler au-delà de la mise à plat des difficultés que les gens rencontrent, d’aller dans l’analyse de ces difficultés et d’arriver à formuler des revendications collectives. Sortir des problèmes individuels et aller de la critique vers des propositions. Sortir de la rage pour aller vers une capacité de dénonciation.
Ce serait intéressant aussi de travailler la question suivante avec des enseignants qui ont arrêté tôt d’enseigner. En quoi l’école rate-t-elle la relation potentiellement gratifiante d’un nouveau professeur et d’une école ? Les conditions dans l’institution ne sont-elles pas assez bonnes pour pouvoir y faire du bon travail ? Qu’est-ce qui fait qu’on quitte ce travail ? On veut sortir de l’opposition mauvais enseignants contre mauvais parents, et vice versa selon d’où on parle. On ne veut pas faire deux blocs, l’un contre l’autre.
La première étape du projet, c’est de créer des contacts avec le monde enseignant : aller dans les écoles normales, en formation de formateurs, dans des réunions de PMS…
Chaque fois qu’on a un pied dans le monde scolaire, on vérifie la question : « Qu’est-ce que l’école rate ? » On s’attendait à des résistances du côté des enseignants, mais, en fait, ils sont intéressés par ce que donnera ce travail. Individuellement, les profs nous disent : « J’ai oublié de tenir compte de la pauvreté. » D’autres disent : « Dans le fond, on le sait, mais on n’a pas envie de le savoir donc on fait comme si ça n’existait pas. »
L’appauvrissement général fait changer les choses. Un enseignant qui vit seul et qui a besoin d’une voiture pour aller travailler, avec son salaire de départ, ce n’est pas une réalité si facile. Le contexte général d’aujourd’hui est plus insécurisant qu’hier. La peur amène à ouvrir les yeux. Il y a certainement des enseignants à qui la formulation volontairement renversée ne plait pas, mais elle ouvre un volet. Oui, il faut se poser cette question, on ne peut plus passer à côté.
Quels fils peut-on tirer au niveau des contenus à insuffler dans les formations initiales des enseignants et en formation continuée ? Le champ des exclusions, des inégalités et de la pauvreté rentre de plus en plus dans la formation des enseignants, mais seulement de manière ponctuelle. Apprendre à se dégager d’à priori et de premières lectures de certaines situations pour s’interroger sur la réalité des inégalités, pour les prendre en compte dans les différents niveaux du système, c’est un long fil…
Notes de bas de page
↑1 | Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté ASBL, composé aujourd’hui de 25 associations membres de l’assemblée générale et d’un ensemble de partenaires, active une démarche participative sur l’accès et l’exercice des droits des personnes en situation de pauvreté en Région wallonne, dans une préoccupation de Justice Sociale indispensable à une société démocratique. |
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↑2 | Lire « Faire corps pour lutter » dans le TRACeS 213. |
↑3 | Richard G. Wil-kinson et Kate E. Pickett, Health and inequality major themes in health and social welfare, Routledge, 2009. |