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Un étudiant, un maitre de stage et un responsable de formation en Haute École. Non ce n’est pas un remake du film Le bon, la brute et le truand ! Il s’agit d’une histoire où la loyauté envers l’institution l’emporte sur les principes, les valeurs d’égalité, d’éducabilité de tous.

Durant le mois de novembre, j’effectue des visites de stage.Je me rends donc dans un collège observer un étudiant, Alain, du bloc 3, qui est dans sa troisième semaine de stage chez monsieur Mordant. Ce maitre de stage (MdSt) a sollicité cette troisième visite en accord avec un collègue.
Comme souvent, nous nous mettons avec le MdSt au fond de la classe, je rédige généralement mon rapport, en temps réel. L’étudiant me donne sa farde de stage afin que je puisse la consulter et voir si elle est complète (une analyse matière, un plan-séquence, des objectifs, des activités et des documents pour les élèves…) L’étudiant donne un cours de géographie en troisième secondaire général.

Je ravale ma salive une première fois

Alain semble à l’aise en classe, il maitrise son sujet et gère bien le groupe. Les vingt premières minutes, les élèves sont en évaluation, il lance un travail. Les consignes sont données et, dans un premier temps, chaque élève doit lire, en silence, un texte. Une élève du fond commence à lire légèrement à voix haute. L’étudiant lui fait une remarque afin qu’elle lise en silence ; le MdSt, sans attendre, met l’élève en dehors du cours.
Une fois sortie, il me dit que « celle-ci n’a pas sa place ici, qu’elle devrait être en face ». C’est une école qui a plusieurs établissements dans la petite ville et qui a notamment une implantation qui relève du qualifiant. Il ajoute « qu’on a bien essayé de le lui faire comprendre en fin d’année scolaire dernière, mais rien n’y a fait ». Je ravale ma salive.
Son propos pouvait être entendu par d’autres élèves.

Je ravale ma salive une seconde fois

À la fin du cours, je prends un temps pour faire le bilan avec l’étudiant et le MdSt. Ce qui intéresse ce dernier n’est pas la prestation de l’étudiant, mais notre système de formation et il me demande si nous avons encore des maitres de formation pratique (MFP). Je réponds par l’affirmative et évoque deux de mes collègues qui sont encore enseignants dans le secondaire et qui encadrent nos étudiants dans des ateliers. C’est alors qu’il me dit devant l’étudiant que mon collègue Emeric est incompétent. Une fois de plus, je ravale ma salive.

Retour en équipe, entre justification et éthique

La semaine suivante, j’ai parlé avec l’étudiant de ces deux incidents, peut-être avais-je envie de me justifier auprès de lui de m’être tue. En réunion d’équipe, j’ai fait part également de ces deux faits. Je connais l’enjeu de garder ou non ce MdSt. Si on ne le sollicite plus, on risque d’en perdre plusieurs, voire tous de cette école et de ses différentes implantations. Un collègue dit que si l’étudiant apprend même dans ces conditions, alors peut-être vaut-il mieux le garder, ce, vu les enjeux…, mais qu’apprend-il ? À sélectionner, à exclure…
Nous décidons de ne pas prendre une décision sur le vif et de remettre ce point à une réunion ultérieure. Emeric ne dira rien.
Je dis alors qu’en ce qui me concerne, je ne ferai plus de visite chez ce MdSt ou qu’alors je m’autoriserai à dire ma position avec les conséquences qui pourront en résulter.
Plus tard, Emeric me dira que Sylvain Mordant est un ex-collègue.

« L’art de la prudence » ou de l’équilibriste pris dans les tensions

Après avoir partagé ce texte avec trois de mes camarades du weekend TRACeS, l’un d’entre eux me dit que mon texte lui fait penser au livre d’un auteur espagnol du XVIIe siècle, Balthazar Gracian, L’art de la prudence. Utiliser le silence comme un outil politique. Chez ce type de MdSt, nous devrions envoyer les étudiants les plus solides. Leur apprendre dans une certaine mesure à se confronter à ce type d’enseignants, car dans leur carrière, ils seront amenés à les côtoyer. Oui effectivement…, mais comment faire pour que nos étudiants, futurs enseignants, ne se résignent pas à ces postures et à devenir eux-mêmes l’incarnation de la sélection et de l’exclusion ? Comment leur apprendre la résistance ? Comment faire pour que la conviction en l’éducabilité de tous ne soit pas un vœu pieux ? Comment ne pas les enfermer dans ma pensée et mon combat ? Autant de questions qui participent à ma posture éthique et qui dévoilent les tensions qui m’habitent.
Notamment la tension liée aux stratégies que nous devons, pouvons adopter dans notre métier : s’opposer ⇔ participer
soit refuser le compromis voire la compromission, ce qui conduit à dénoncer, refuser…
soit jouer le jeu de la participation, en étant dans la proposition constructive, le compromis, mais parfois également dans le consensus mou.
Qu’avons-nous à gagner personnellement et collectivement dans cette histoire ? Risquons-nous en conservant de tels MdSt de perdre notre âme ? Ou continuer à collaborer avec lui, est-ce saisir l’opportunité de provoquer des rencontres voire des ruptures tant pour l’équipe des MdSt de cette école que pour nos étudiants ? Peut-être s’agit-il de parvenir à faire de ce type de MdSt un adversaire plutôt qu’un ennemi, entre se taire et dénoncer, chercher la troisième voie. Encore de quoi tailler mes silex…