Quand les langues s’en mêlent

La langue de communication dans une société est affaire de tous. Comment l’enseigner ou l’apprendre quand différents facteurs s’entremêlent et génèrent un imbroglio d’identités ?

Quand un enfant arrive en Communauté française de Belgique et qu’il ne parle pas un mot de français, qu’en est-il de notre responsabilité pour enseigner la langue française à partir du néant ? Notre formation est-elle assez poussée pour parvenir à aider ces enfants en terrain linguistique inconnu ?
Quand Luciano est arrivé en classe, il ne parlait pas un mot de français. Il fait sa rentrée quelques jours après le 1er septembre, je me souviens l’état d’appréhension dans lequel il était. Luciano est roumain. Il est né en Roumanie et, après avoir été scolarisé un an en Italie, sa famille et lui retournent en Roumanie, où il a été scolarisé pendant deux ans. Après un bref passage estival en France, il se retrouve à présent catapulté en Belgique, pour un nouveau départ, une nouvelle école, une nouvelle langue : un nouveau défi.

Se mettre à la place de l’autre

Il ne parle pas un mot de français, mais très vite, il s’approprie le mot « oui » et s’en sert à volonté. Je lui parle en français et encourage mes élèves à interagir avec lui « même s’il ne comprend pas encore ce que vous lui dites… » Très vite, je me suis demandé comment j’allais pouvoir intégrer cet enfant aux apprentissages. Physiquement dans la classe, je le mets parmi les autres enfants. Puisque les discussions sont favorisées au sein des petits groupes, il pouvait être plongé dans le français… Je lisais parfois la frustration et l’impatience dans ses yeux et sur son visage lorsqu’il n’arrivait pas à faire passer un message. Je lui propose alors de passer par le dessin et de mettre sur papier ses idées. C’est un premier début pour lui : il arrive un peu, avec sa forme de langage, à se rendre présent dans des discussions animées autour d’un personnage de livre ou d’une situation problématique en math.

Nous avons dans l’école fondamentale où j’enseigne, un poste de maitre d’adaptation à la langue de l’enseignement qui, dans son horaire, consacre tous les jours une période aux enfants dits primo-arrivants. Pendant 50 minutes par jour (oui, oui), ils sont sortis de la classe et sont pris en charge par ce collègue qui fait du français oralement avec eux. Pour ma part, je trouve que ce n’est pas suffisant, que tout ne doit pas reposer sur cette période d’apprentissage du français. J’ai du mal à me mettre à la place de cet enfant et d’ainsi pouvoir espérer trouver un semblant de solution qui pourrait totalement le libérer de ce handicap linguistique. Je décide donc de tenter de me rapprocher le plus possible de sa situation en m’inscrivant à un cours d’italien.

Au centre d’un triptyque

Mardi soir à Bruxelles. Je m’apprête à faire ma rentrée des classes en tant qu’apprenante : mon premier cours du soir d’italien. Je ressens une petite appréhension concernant la personnalité de l’enseignante. On dit que les premières impressions sont souvent les bonnes. Le prof est un homme… alors que le contraire avait été annoncé. Bon, d’accord, ce n’est pas grave en soi. Il est italien (ça s’entend), il prend le parti de nous parler en italien la plupart du temps et d’utiliser le français si et seulement si on le lui demande (en italien, bien sûr) !

La classe est constituée d’une quinzaine d’adultes d’horizons différents. Nous avons certainement tous des motivations propres et personnelles. Moi, je ne perds pas de vue mon élève qui a dû être aussi perdu que moi lors de sa première journée de classe. Recevoir un enseignement dans une langue qu’on ne maitrise pas a quelque chose de frustrant. Mais tant que le prof est conscient de cette frustration… Durant ce cours d’italien, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement entre Luciano et moi. Tous deux avec un bagage linguistique propre, nous trouvant (de gré ou de force) dans une classe où on parle une langue étrangère. Je tente rapidement de prendre des repères dans la classe puis dans la langue. Je m’approprie à mon tour le mot « oui » et m’en sers à volonté… Un air de déjà-vu.

De retour chez moi, j’éclaircis peu à peu la situation dans laquelle je me suis mise. Je me trouve au centre d’une toile assez intéressante : entre l’apprenant qui parle le roumain et qui reçoit ses apprentissages en français, l’enseignante qui enseigne en français et qui apprend l’italien, le professeur d’italien qui a appris le français, tout est une question de position ! L’enfant n’a pas choisi d’être là et n’a pas d’autres options que d’entrer dans une langue différente de sa langue première. Le professeur d’italien a choisi de venir en Belgique et s’est senti dans l’obligation de faire entrer le français dans sa vie. Pour ma part, l’envie de comprendre ce que vit cet enfant au quotidien (et l’amour quasi inné pour la langue de DANTE) et le besoin de me retrouver dans une situation d’apprentissage pur me font découvrir un pan de ma personnalité professionnelle et personnelle jamais encore titillée. Il était clair qu’après ce premier cours d’italien, mon regard sur ce que vivait Luciano allait être changé.

Sur le terrain

En plus de l’heure quotidienne de français intensif que Luciano recevait et de l’amas de français que ses oreilles accueillaient, il allait recevoir mes tentatives d’une nouvelle approche de la langue. Tout d’abord, lors de notre traditionnel quart d’heure de production de textes libres en classe, Luciano allait être convié auprès de moi pour mettre en place son propre cahier de production. Tous les matins, il pourrait écrire dans son cahier… en roumain. Puis au fur et à mesure que les semaines avançaient, je pointais les quelques mots que je reconnaissais[1]Le roumain est une langue romane indo-européenne dont la majeure partie du vocabulaire provient du latin. Elle s’apparente à l’italien tant dans sa formation grammaticale que dans sa … Continue reading comme étant des mots utilisés par moi ou ses pairs à l’oral et lui demandais d’essayer de les retranscrire en français dans le texte. Le résultat donnait un texte roumain avec de-ci, de-là des mots en français.

À côté de la production écrite, je voulais tenter l’expérience langagière à l’oral. Lors de notre tour de parole du lundi matin (pour raconter son weekend), quand c’est le tour de Luciano, je lui demande de raconter son weekend… en roumain, s’il le souhaite. Proposition suivie d’un magistral silence. Là, je me rends compte de mon erreur. Comment pourrait-il s’exprimer librement parmi 21 personnes qui ne le comprennent pas du tout et qui viennent de montrer leurs compétences en français… Je me rétracte tout de suite et change d’approche en lui posant plutôt des questions sur ce qu’il a fait durant la fin de semaine. Ouf, ça passe mieux. Il tente quelques mots (avec l’éternel « oui » qu’il prend plaisir à dire sur des tons différents) et aimerait qu’on passe très vite à quelqu’un d’autre.

Ensuite, lors d’activités mathématiques de groupe, je donne à Luciano comme consigne de valider le raisonnement de son groupe et de venir montrer au tableau le brouillon de la réflexion commune. (Tout ça, à l’aide de grands gestes et déplacements comiques dans la classe !) Cela marche assez bien : il passe par l’écrit avec son équipe, les autres se sentent responsables de lui, le briefent sur ce qu’il doit dire et on ressent une certaine complicité entre eux lors de la mise en commun.

Un autre mardi soir, toujours dans la même classe d’italien. L’ambiance est assez décontractée. Entre Massimo et nous, c’est la bonne entente. Il nous met au travail seul, puis à deux-trois, puis ensemble, nous confrontons oralement nos écrits italiens. Après un mois de cours intensifs de français et des soirées à discuter avec des francophones, Massimo se débrouille plus que bien dans une langue qu’il ne parlait pas du tout en arrivant à Bruxelles. Les similitudes historiques entre les deux langues ont tout de même facilité l’entrée dans le français, me rapporte-t-il. Et le seul problème (problème que rencontre toute personne apprenant une nouvelle langue), c’est la fluidité et la pratique de celle-ci. Le fait est que sa place d’apprenant du français qui enseigne l’italien lui donne une force et une capacité d’empathie qui me renvoient à mes propres pratiques de classe avec Luciano.

Sans réellement conclure…

Rien n’est facile, mais tout est question de temps. Luciano se sent de plus en plus impliqué dans la classe et prend ses aises comme tous les autres apprenants. Il prend plaisir à interagir avec les élèves et avec moi. La langue n’est plus guère une barrière, mais une alliée pour aller vers l’autre. Massimo s’appuie de plus en plus sur nos connaissances et nous pousse sans cesse vers une maitrise de la langue écrite. Luciano parle et communique de plus en plus et il s’affirme dans son rôle d’apprenant dans la classe. Massimo nous laisse de plus en plus de place et d’espace de parole. Il nous encourage à nous lancer et à interagir les uns avec les autres.
C’est avec la pratique et l’assurance que nous, apprenants, nous lancerons sans hésitation. Mais ça, ce n’est jamais acquis…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le roumain est une langue romane indo-européenne dont la majeure partie du vocabulaire provient du latin. Elle s’apparente à l’italien tant dans sa formation grammaticale que dans sa prononciation.