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110 ans qu’on rabâche ? Non quand même pas mais 30 ans, à CGé, oui. On gagatise. Turlututu, la militance est une dure lutte. Allons-y encore un bon coup.

Pourquoi les gosses des milieux populaires échouent-ils à l’école plus que les autres et pourquoi encore plus en Belgique (francophone) ? [1] Isolons rapidement trois groupes de facteurs explicatifs interagissant de manière cumulative.

Carrefour

Spécificité belgo-belge, la double liberté pédagogique (celle des PO [2] et celle des parents) structure notre système d’enseignement en quasi-marché scolaire, à travers la rencontre d’une Offre et d’une Demande scolaires libres. Cette double liberté pédagogique n’offre que très peu et même de moins en moins de liberté pédagogique réelle aux établissements et aux enseignants, mais dope la liberté stratégique des fédérations de PO et celle des parents.
La rencontre de l’offre et de la demande scolaires provoque, par ajustements réciproques successifs, la constitution de « niches pédagogiques », d’offres spécifiques en réponse à des demandes spécifiques. L’effet immédiat le plus connu est la constitution d’écoles-ghettos et d’écoles-sanctuaires. La recherche, la presse, les pouvoirs publics ont largement répercuté les effets négatifs de la très grande homogénéité sociale de nos établissements. Ce n’est pas que l’hétérogénéité ait des effets magiques sur l’apprentissage, mais bien que l’homogénéité sociale s’accompagne de facteurs secondaires très néfastes : qualité des équipements, qualité des enseignants et encore plus des enseignements (ajustement à la baisse), qualité du travail (gestion des groupes)...
Ce système quasi marchand structure également l’école, c’est moins connu mais plus important, en espace de compétition sociale généralisée. Que l’école soit un espace de compétition semble aujourd’hui évident pour ceux qui y vivent. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi et ce n’est pas ainsi partout. Mais cette compétition est aujourd’hui généralisée chez nous entre les réseaux et entre les établissements (en parts de marché, nombre d’élèves), entre les parents à travers leurs enfants et entre les élèves pour leur trajectoire scolaire (luttes des places).
Cette compétition et les inégalités qu’elle génère obligent le pouvoir politique à tenter de la réguler. Mais sans pouvoir toucher à la racine de cette compétition, la double liberté, il ne peut prendre que des mesures (inscriptions, inspection, épreuves externes) qui produisent plus d’ajustements formels, d’alignements à la norme et donc de pertes de sens que d’égalité.
Pire, cette compétition généralisée pèse lourdement sur les pratiques pédagogiques, l’évaluation l’emportant largement sur les apprentissages, détournant l’attention des enseignants et des élèves de la recherche, du processus, de la démarche au profit des résultats, des points, de choix d’orientation subtilement dosés.
Que faire ? Des pistes politiques ont été évoquées : les bassins scolaires (le dossier pourtant bien documenté semble enterré), le financement différencié (chaque élève financé de manière inversement proportionnelle à la situation sociale, économique et culturelle de sa famille). CGé devrait continuer à défendre ces deux mesures conjointes. Enfin, l’interdiction du redoublement, évoquée également, sans autre mesure accompagnatrice, risque de faire des dégâts. Autant revendiquer le plus fermement possible l’interdiction d’évaluations certificatives et l’orientation qui va avec, ce qui revient à revendiquer le tronc commun... On risque de rabâcher encore longtemps...
L’inertie de la machine est hénaurme et les acteurs institutionnels, machiavéliques, obsédés par leurs intérêts personnels et les intérêts de leur appareil. Peut-être est-ce le moment, les prises de conscience progressant, de convoquer un très large front commun progressiste autour de cette question, avec la proposition de « tout repenser » [3] ...

Aldi

Si la compétition sociale (lutte des places dans la société) provoque la compétition scolaire (lutte des places à l’école), elle s’immisce également dans les classes, les établissements et les cours de récréation, en termes de domination symbolique. Les bisous de l’institutrice maternelle qu’on a ou qu’on n’a pas, selon qu’on pue avec la morve au nez ou qu’on soit vraiment trop mignon, les renforcements positifs, l’indifférence ou les remontrances répétés, auxquels on s’habitue tellement ils sont « naturels » entre les mondes auxquels on appartient ou non, le club des 2000 (€ qu’on a sur soi), le gsm qu’on cache ou qu’on exhibe, les « amis » du réseau qui nous acceptent ou nous refusent, les humiliations ou glorifications qu’on y subit... les courses à l’Aldi, chez Rob ou al binête [4]... le chômage ou la profession des parents et le logement et le quartier qu’on porte sur soi sans pouvoir le laisser au vestiaire...
Cette domination va s’exercer individuellement sur les enfants de milieux populaires, tant qu’ils restent dans des écoles où subsistent un peu de mixité sociale et va contribuer aussi à leur relégation dans des écoles qui « leur conviennent mieux » et où ils connaitront alors la même domination, mais qui s’exercera de manière collective. Indignes parmi les dignes ou indignes entre eux, c’est toujours la honte qui met hors d’état d’apprendre. Et cette indignité ne conduit pas à l’indignation de Parents.be et autres indignés par les tentatives désespérées et maladroites d’un tout petit peu réduire leurs privilèges...
Le jugement social est tellement naturel et pernicieux que peu, dominants et dominés, en ont conscience. C’est à l’insu de leur plein gré [5], encore une fois, que la majorité des enseignants participent quotidiennement et à doses répétées à ce jugement social, qu’ils « rabaissent » les mêmes élèves avec la meilleure volonté du monde mais aussi avec une redoutable efficacité : fréquence d’interactions positives directement proportionnelle à la position sociale des élèves, fréquence de rappels à l’ordre (social !) et aux normes (linguistiques par exemple) inversement proportionnelle à la position sociale, jeux distinctifs de connivence culturelle et d’altérité méprisante selon la position sociale... Et c’est aussi à l’insu de leur plein gré que ces élèves rabaissés intériorisent (incorporent dira même Bourdieu) leur infériorité et acceptent leur destin scolaire qui justifiera leur destin social.
Comme l’inconscience de classe et des effets de classes est aussi présente chez les enseignants que chez les opérateurs de formation, ce facteur d’échecs et de relégation scolaires est totalement négligé en formation initiale et continuée des enseignants. Alors qu’il ne suffit pas de le dire, bien sûr. Se déprendre de cette participation involontaire aux jeux de domination symbolique exige une véritable (trans)formation, un important travail à faire sur soi et à poursuivre en groupe de pairs. Ce que CGé doit continuer à proposer et tenter d’imposer en formation initiale et continuée. On peut aussi attirer l’attention des enseignants et au moins leur demander d’être vigilants dans leurs propos et leurs attitudes pour ne pas laisser échapper trop de jugements sociaux involontaires.

Microsoft

Vous pouvez toujours chercher à acheter un ordi où Windows n’est pas inclus dans le prix. Et si vous n’êtes pas capable d’utiliser Windows, vous ne pourrez même pas télécharger Linux et Open... À l’école, pour les enfants de milieux populaires, c’est pareil, ils arrivent avec Linux et tous leurs profs sont configurés Windows...
Dans les milieux populaires [6], quand on travaille, il faut tenter de « bien faire » et d’arriver au « bon résultat » et si on a bien fait et qu’on a un bon résultat, alors on sera non pas « bien » payé, mais payé quand même. Alors, à l’école, on fait pareil : on essaie de bien faire et d’avoir la bonne réponse pour avoir pas des bons points, mais des points quand même, et cela, tâche après tâche, sans aucun lien entre elles. Et donc dans une recherche ou dans un exercice, on ne voit pas du tout l’intérêt de réfléchir à la manière de faire, au processus, au sens de ce qui est fait, on « fait », du mieux qu’on peut, et malgré les jugements sociaux qui accompagnent souvent la réaction de l’enseignant vis-à-vis de ce « bien fait » sans y penser, on continue à tenter de bien faire. Jusqu’à la rupture, aujourd’hui souvent en 1e secondaire, car auparavant l’enseignant a tenu compte de cette bonne volonté, ou plus tard en 4e secondaire, voire même en début de supérieur (plus de 60 % d’échecs en 1e du supérieur).
Cette désillusion s’accompagne souvent, dans le secondaire, au moins d’un retrait passif, d’un décrochage, voire au pire d’une rage agressive bien compréhensible : les enseignants les ont trahis en leur laissant croire qu’ils pourraient y arriver s’ils faisaient de leur mieux. Ce n’est pas le décrochage qui conduit à l’échec, c’est l’échec qui conduit au décrochage.
Cette difficulté à adopter une posture seconde, une attitude réflexive sur l’action porte d’abord et surtout sur la langue. Dans les milieux populaires, on ne parle pas pour ne rien dire, et encore moins pour analyser son discours, il y a plus urgent à faire. Quand on parle, on est dans l’instant, dans la relation, dans la communication et le sens du discours est indissociable du contexte, c’est-à-dire de l’instant et de la relation. Or, très vite, à l’école, on travaille sur la langue de manière complètement décontextualisée, leur proposant un mode de travail pour lequel leurs dispositions mentales ne sont pas configurées. Et sans formation sur cette question, l’enseignant ne peut pas aider les enfants à surmonter cet obstacle, puisqu’il n’a même pas conscience qu’entrer dans la culture écrite, pour eux, constitue une rupture identitaire profonde.
Cette difficulté à adopter une posture seconde, si l’école ne l’a pas travaillée, va, par la suite, continuer à marquer leur rapport au réel à travers la langue, les mots étant supposés simples reflets du réel pré-existant et non comme une reconstruction intellectuelle de cette réalité. Ils ne pourront, par exemple, pas comprendre que les chômeurs fassent partie de la population active ou que les personnes seules constituent un ménage [7]. Or, presque toutes les disciplines scolaires présupposent cette capacité à adopter une posture seconde sur le langage et sa manière de rendre compte du réel. Ce pré-requis postural à l’apprentissage, bien rares sont les enseignants qui en ont conscience et qui sont capables de le travailler avec leurs élèves.
Car cette entrée dans la culture écrite suppose, pour ceux qui n’y ont pas été « naturellement » initiés, un véritable travail sur soi, de subjectivation, de négociation de soi avec soi et de son rapport aux autres et au monde. Un travail de subjectivation que leur rapport à l’école « naturel » rend difficilement possible, car l’école ne constitue pas pour eux une instance de socialisation au même titre que la famille et les pairs. On va à l’école non pas pour se (trans)former, mais pour avoir un diplôme et pour l’avoir, on n’imagine pas qu’une implication personnelle forte soit plus beaucoup importante que la bonne volonté de bien faire.
L’école devrait pouvoir proposer une socialisation alternative à ces jeunes qui soit autre chose qu’un individualisme concurrentiel, une socialisation alternative qui comprenne à la fois une affiliation forte et une individuation [8]. Seule cette socialisation alternative pourra accompagner les ruptures identitaires et permettre l’entrée dans les savoirs. Encore faut-il pour cela des enseignants formés pour faire de la classe cet espace d’affiliation (travailler la fierté et le plaisir d’apprendre ensemble) et d’individuation (travailler des situations qui entrainent la distanciation réflexive de soi à soi et du rapport au réel). Ce que CGé doit continuer à proposer et tenter d’imposer en formation initiale et continuée.

notes:

[1Pour la justification statistique de cette interrogation, voir les autres articles de ce présent dossier.

[2PO = Pouvoir Organisateur.

[3École, tout repenser, Dossier de Politique, revue de débats, n° 72, nov.-déc. 2011.

[4Chez Rob Bruxelles, tout est dédié au gout, à la qualité et à la gastronomie et al Binête Liège vous propose du tout bio-bio ...

[5Richard Virenque a tellement bien compris et résumé la pensée de Pierre Bourdieu par cette formule...

[6Ce troisième ensemble de facteurs d’échec concerne les rapports au savoir tels qu’étudiés par l’équipe ESCOL, Bonnéry, Rochex, Bauthier... : notre prochain nº de Traces y sera consacré.

[7Exemple repris à Jean-Yves Rochex ainsi que la plupart des commentaires qui suivent.

[8Encore Rochex.