Que faire ensemble à l’école ?

Conviction : il est impossible d’entrainer des compétences sans s’approprier des savoirs et il est impossible de s’approprier des savoirs sans entrainer des compétences. Mais il est très possible de ne faire aucun des deux… Reste surtout à savoir sur quoi et pour quoi !

Dans les années vingt, mon grand-père était instituteur de village et « tenait » le 4e degré (7e et 8e primaire). Ces classes étaient suivies par tous ceux qui iraient travailler à 14 ans, à la ferme, à l’usine et ailleurs. Il n’avait jamais entendu parler des compétences et cela ne faisait certainement pas partie de ses objectifs. Sa classe disposait pourtant d’un potager collectif et d’un atelier menuiserie. Les élèves savaient ce qu’ils y apprenaient et pourquoi. “Le monde a profondément changé et l’école très peu.”Mais il n’y avait pas d’épreuves externes sur la production des fraises et les assemblages tenon/mortaise…

Un débat stérile (et parfois malhonnête)

Le monde a profondément changé[1]Michel SERRES, Le temps des crises, Éditions Le Pommier (poche). et l’école très peu. Pour répondre à ces changements, elle a essayé la « révolution des compétences », mais cette révolution n’a apporté que de vaines polémiques idéologiques opposant farouchement deux camps très hétérogènes :

le camp des « pour » réunissant le monde de l’entreprise, une bonne part de la recherche pédagogique officielle, les technocrates de la pédagogie et les cadres du réseau catholique visant un repositionnement stratégique sur le marché scolaire[2]Positionnement qui a peu duré, les cadres du SEGEC faisant aujourd’hui machine arrière toute !, mais aussi les mouvements pédagogiques (comme CGé) et des enseignants partisans des pédagogies actives trouvant dans cette réforme une confirmation de ce qu’ils faisaient déjà ; une alliance d’une certaine manière entre la droite libérale et la gauche pédagogique…

le camp des « contre » réunissant des chercheurs critiques[3]À qui nous avions donné la parole dans nos dossiers « Compétences » d’Échec à l’Échec, n° 106 et 107 d’avril et juin 1995., des pédagogues conservateurs (pédagogie explicite), la majorité des enseignants par conservatisme (l’ordre scolaire doit préserver l’ordre social) ou par paresse (photocopies prêtes pour les 20 ans à venir) ou par crainte et manque de formation, le réseau de la Communauté en contre positionnement du réseau catholique, mais aussi des penseurs progressistes en opposition à l’origine patronale du concept ; une alliance d’une certaine manière entre la droite dure conservatrice et la gauche politique radicale.

Pour nous, ce conflit idéologico politique s’exprimant le plus souvent pédagogiquement a paralysé l’école, renforçant la perte de sens et de légitimité des contenus scolaires face à un monde qui a profondément changé. Loin de nous, donc, l’idée de ranimer ce débat stérile. Les compétences devraient rendre les savoirs vivants et les savoirs devraient rendre les compétences opérationnelles.

Une quête (inefficace) de légitimité

Que faut-il faire à l’école ? Que faut-il y entrainer (plutôt de l’ordre des compétences) et que faut-il y mémoriser (plutôt de l’ordre des savoirs) et quels rapports travailler entre ce qu’il faut y entrainer et ce qu’il faut y mémoriser ? _ Il n’y a plus de consensus implicite (comme à l’époque de mon grand-père) et encore moins d’accord débattu sur ce qu’il faut faire à l’école (malgré le décret Missions). Plus aucun curriculum n’apparait légitime à la majorité des acteurs : cadres, enseignants, parents. La difficulté majeure de l’école d’aujourd’hui est de « programmer » ce qu’on doit y faire.

Pendant longtemps, il était clair qu’on devait y apprendre à bien répondre.

Des réponses à mémoriser et à restituer aux questions posées aux interrogations et examens. On pourrait dire que cette époque a été celle des cultures écrites (époque entre l’invention de l’imprimerie et l’invention d’Internet) et celle de la production industrielle (où les travailleurs « exécutants » étaient majoritaires). Puis, on a dit le contraire : il ne faut pas apprendre à bien répondre à l’école, il faut apprendre à bien questionner, bien remettre en questions (et Google fera le reste puisqu’il mémorise tout pour nous…). On pourrait dire que cette époque est celle des cultures numériques (qui débutent avec l’invention d’Internet) et celle de la production postindustrielle (celle où les travailleurs « intelligents » deviendraient majoritaires).

Aujourd’hui, dans les classes, les enseignants ne savent plus si leur enseignement doit faire apprendre à bien répondre ou à bien questionner. Ils ne savent plus s’il faut surtout entrainer des compétences ou bien surtout mémoriser des savoirs (factuels, conceptuels et procéduraux).

Évidemment, pour bien questionner, il est nécessaire de déjà bien connaitre et pour bien connaitre, il est nécessaire de bien questionner. Cette opposition idéologique n’a fait que réinventer l’histoire de l’œuf et la poule pédagogique.

Encore qu’apprendre à bien répondre ne garantit nullement l’apprentissage du questionnement. Malheureusement, l’enseignement traditionnel des maths et des sciences le prouve largement. Et, qu’apprendre à bien questionner ne garantit nullement non plus l’acquisition des savoirs. Un certain enseignement du français et des sciences humaines le prouve également.

Une question de finalité (plus que d’objectifs)

Nous sommes convaincus que cette opposition compétences contre savoirs est largement contreproductive. Finalement, les gosses risquent de ne rien apprendre du tout, ni à répondre, ni à questionner, et cela parce que les deux sont mis en concurrence. Entre autres parce que les décrets, les programmes et donc l’inspection imposent une approche par compétences. Les enseignants, pour avoir la paix, les parents, pour répondre à leurs angoisses, et la commission centrale de pilotage, pour lutter contre les inégalités exigent eux des évaluations qui ne peuvent porter que sur des savoirs. Les inspecteurs se retrouvent dans la situation schizophrénique d’exiger des enseignants un travail par compétences et de rédiger des questions aux épreuves externes attendant des réponses simples (correction rapide et comparaison facile). Se faisant, ils placent les enseignants également face à des injonctions paradoxales.

Notre hypothèse est que dans l’état actuel des textes et programmes, cette articulation [objet de travail – compétences – savoirs] est difficile, voire impossible, parce que les savoirs considérés comme légitimes à propos de l’objet ne sont pas mobilisables dans l’exercice des compétences à propos de cet objet et que donc, ou bien les compétences tournent à vide et c’est l’incompétence qui est enseignée ou bien les savoirs n’ont aucun sens et c’est l’ignorance qui est enseignée.

Dans ce combat des objectifs d’apprentissage, compétences contre savoirs, l’essentiel a été oublié, à savoir les finalités des apprentissages et les objets sur lesquels ils s’exercent. Si la finalité de l’éducation est bien « comprendre le monde pour le rendre meilleur », l’objet d’études s’impose de lui-même, c’est le monde, naturel et humain, décomposé en une série de sous – objets (l’œil, BALZAC, la démocratie…). Il s’agit alors de travailler, et c’est difficile, à l’articulation entre d’une part ces objets d’études et d’autres parts, les compétences à exercer et les connaissances à mémoriser sur ces objets.

Un marché tout-puissant

Mais si la finalité est la sélection, la distribution de certificats inégaux pour justifier des positions inégales dans un marché de l’emploi qui ne veut pas faire place à tous. Si la finalité, c’est répondre le mieux possible à l’angoisse des parents et leur faire l’offre éducative correspondant à leur demande éducative, alors tout l’enseignement est orienté vers des savoirs morts, ceux qui sont évalués aux évaluations externes, ceux qui permettent la compétition et la sélection.

Le comité de pilotage devrait se rappeler une loi sociologique élémentaire : dans un champ social structuré et régulé principalement par le marché, tout élément surajouté (injonctions décrétales, évaluations externes, programmes…) sera réapproprié par les acteurs comme matériau de distinction, comme outil de concurrence. Plus les objectifs d’apprentissage seront précisés et plus ils seront utilisés comme instruments de compétition, plus leur valeur d’échange l’emportera sur leur valeur d’usage, et moins les élèves « comprendront le monde pour le rendre meilleur »…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Michel SERRES, Le temps des crises, Éditions Le Pommier (poche).
2 Positionnement qui a peu duré, les cadres du SEGEC faisant aujourd’hui machine arrière toute !
3 À qui nous avions donné la parole dans nos dossiers « Compétences » d’Échec à l’Échec, n° 106 et 107 d’avril et juin 1995.