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Accueil / Publications / Contributions / Contributions 2010 / Quel(s) projet(s) scolaire(s) ?

Le projet « officiel », ce sont les missions de l’école telles qu’elles sont définies dans le décret de 1997. On y trouve des intentions vraiment progressistes : développer la confiance en soi de tous les élèves, former des citoyens responsables, solidaires, ouverts aux cultures de la planète, donner à tous des chances égales d’émancipation sociale. Rien que ça… !
Hélas, ce décret a, pour l’essentiel, débouché sur deux « sagas » : la saga des « compétences » et la saga des inscriptions. A mon sens, deux fausses pistes. Elles ont polarisé (presque) toutes les énergies dans les écoles et dans l’opinion, ces dernières années. Se convertir aux (ou combattre les) socles de compétences, ce fut et c’est toujours l’affaire des enseignants. Quant au débat sur la « mixité sociale », il a été réduit à la question des inscriptions dans les quelques grosses écoles secondaires de Bruxelles et du Brabant Wallon qui, depuis belle lurette, ne peuvent (ou ne veulent) offrir une place à tous les demandeurs.

Pas de quoi enthousiasmer les foules, ni mobiliser énergies et imaginations pour un projet qui devrait plutôt répondre à cette question cruciale : « quels jeunes laisserons-nous à la planète ? » [1]. Un projet qui ait l’ambition de prendre en compte les immenses défis d’aujourd’hui et de demain. Et donc d’outiller tous les enfants, tous les jeunes pour qu’ils comprennent les évolutions en cours, qu’ils perçoivent les risques et les opportunités de ces temps de crises, pour qu’ils puissent faire des choix d’acteurs solidaires, en connaissance de cause. Un projet très ambitieux. A la hauteur des défis à relever.
En revanche, le projet dominant aujourd’hui, c’est le credo de Lisbonne qui met l’école au service de l’économie : « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Un projet qui est relayé ouvertement par les autorités du pays [2] et insidieusement, au jour le jour, par les pressions conjuguées de parents inquiets, par des cascades d’évaluations alarmistes, par les discours des fédérations patronales, par l’incohérence des politiques mises en œuvre.

Un cap clair, svp !

On ne peut, à la fois, favoriser l’immersion linguistique et la mixité sociale. On ne peut, à la fois, proclamer et revendiquer l’égalité, la qualité, …et négliger le recrutement et la formation des maîtres. On ne peut pas annoncer « tous bilingues en 2001 »…et ne rien changer. Contradictions des politiques.

Pour dégager un cap lisible par tous, on devra(it) mettre tout en œuvre pour que le « projet scolaire » soit au cœur des débats de société. Dans nos associations, nos partis, nos syndicats, nos médias et nos écoles, bien sûr. Que toutes les questions périphériques soient resituées dans leur contexte et évaluées à l’aune d’une mesure démocratique : « le projet est-il favorable à tous ? tente-t-il de répondre aux défis de demain ? ».
Les débats seront vifs. Car le cap n’est pas « neutre ». Aujourd’hui, nous baignons encore et toujours dans une culture de l’échec qui s’accommode des redoublements, des orientations par l’échec, de l’hécatombe scolaire. Nous choisissons (ou tolérons) un système de sélection des plus faibles, des hiérarchies entre les métiers et les orientations, … qui débouchent sur des écarts de salaires et de modes de vie indécents. Nous acceptons l’existence en grand nombre d’écoles « ghettos » (de riches ou de pauvres), dès la maternelle, dans des quartiers « ghettos ». Nous ne préparons pas les jeunes à s’inscrire dans la société métissée et multiculturelle qui est incontournable et souhaitable. Nos contradictions ?

Outre le débat citoyen permanent, il faudra oser des ruptures ou, au moins, la cohérence avec les intentions annoncées. Ainsi, cela fait plus de 20 ans que les gouvernements successifs prétendent mener des politiques de discrimination positive dans les quartiers défavorisés [3]. Mais les moyens n’ont jamais été à la hauteur du défi colossal à relever. Qu’il s’agisse de l’affectation des enseignants, de leur salaire, de leurs conditions de travail et de formation, rien que des mesurettes ! Et que dire des politiques de logement, d’emplois, d’éducation permanente, …. ?
Aujourd’hui et demain, prendre au sérieux le « pour tous », c’est mettre le paquet, un très gros paquet, là où on sait avec de plus en plus de précisions [4] que les moyens manquent cruellement, que c’est la dérive, la déglingue et la désespérance parfois. Cela doit sans doute aller jusqu’à redistribuer les moyens autrement. Mais ce n’est pas qu’une question de moyens !

Des balises

1. Osons le répéter : avoir polarisé les attentions sur le début du secondaire est une grave erreur. C’est dès la maternelle qu’il faut être soucieux de métissage. C’est à ce stade qu’il faut déjà privilégier les valeurs de coopération, d’écoute, d’ouverture aux autres, le refus de toute forme de violence. C’est là qu’il faut se battre contre la « sélection non verbale » des enfants et des familles les plus éloignés de la culture de l’école. C’est à ce combat-là qu’il faut préparer les futures institutrices maternelles.

2. La scolarité du fondement doit être prolongée jusqu’à 15 ou 16 ans. De façon radicale : pas avec des 1° ou 2° « années différenciées », un système illisible. Les contenus proposés sérieusement revus : une place de choix sera réservée aux activités « artisanales » pour tous les élèves. Idem pour la place du corps et les activités d’éveil artistique. C’est la seule manière de changer le regard sur les orientations ultérieures et de préparer les jeunes à des choix mieux mûris.

3. Il faudra pousser encore plus loin la révolution des contenus. Le saucissonnage actuel entre matières et en tranches horaires est insensé à l’heure de la complexité et de l’interdisciplinarité. Si on part de la question-clé : « de quoi ont-ils besoin pour devenir des citoyens lucides et responsables ? », on va être amené à revoir en profondeur des grilles et des programmes hérités d’un lointain passé et conçus pour l’université (soit pour 20% des jeunes scolarisés !). Michel Serres, Edgar Morin, Philippe Meirieu et d’autres sages y vont de propositions intéressantes, à mettre en débats, qui privilégient les sciences de la vie et de la terre (M. Serres), les questions techniques pour tous (Meirieu), les savoirs du quotidien (droit, santé, médias, …).
Les élèves auront bien le temps de devenir savants après 15, 16 ans. Dans ces perspectives, la « bonne » école ne sera plus celle qui sélectionne et prépare à l’université. Mais toutes celle qui ont l’ambition de former des jeunes qui ont confiance en eux, qui sont coopératifs, ouverts aux autres, dynamiques, créatifs et qui osent entreprendre (mais oui).

4. Les choix d’orientation se feront donc au plus tôt à 15 ans… et ne seront pas définitifs. De toute manière, il ne pourra plus être question de former de petits « savants ignares », spécialisés à outrance dès le secondaire. C’est à travers des projets mobilisateurs qui réuniront plusieurs enseignants que les élèves chercheront des réponses à des questions de vie …ou de mort. Que ce soit la crise alimentaire, le défi climatique, les questions éthiques, … il y a de quoi construire des apprentissages pointus et pleins de sens.

5. Cela suppose des enseignants profondément animés du « pour tous et pour demain ». La formation initiale les aura préparés à se battre contre les fatalismes, les orientations par l’échec, les mécanismes de sélection. A développer, avec les élèves, les fondements d’un « vivre ensemble » où c’est la réussite solidaire qui sera valorisée, où la délibération en ‘conseils’ pour organiser les apprentissages et la vie en commun sera une préparation à privilégier l’intérêt général et le bien commun en toutes circonstances. C’est donc une véritable révolution de la formation initiale qui s’impose et pas dans le sens d’un prolongement à 5 ans, de type universitaire ! Sans oublier la délicate question du recrutement : qui choisit ce métier ? avec quel projet ?

6. Enfin (pour ne pas être trop long), les écoles doivent devenir de vrais centres culturels. Ouvertes aux parents d’élèves et aux habitants du quartier, elles proposeront des expositions, des spectacles, des réalisations en tous genres d’élèves, d’adultes, d’artistes connus ou inconnus, … Elles seront le cadre d’activités proposées par les partenaires associatifs, culturels, sportifs. On favorisera les rencontres intergénérationnelles et on refusera que ces bâtiments et leur contenu culturel soient seulement accessibles 150 jours par an. Et réservés aux seuls élèves ! Incroyable gaspillage…

« Tout est à ré-inventer », martèlent les Maalouf, Serres, Morin et autres sages. C’est particulièrement vrai pour le « projet scolaire ». Ce sera d’autant plus difficile que c’est un terrain où le poids des traditions, des nostalgies et des corporatismes est considérable. Il faudra donc des leviers très puissants pour les ébranler dans des perspectives démocratiques. Un réveil de toutes les organisations sociales et de tous les citoyens, artistes, intellectuels, artisans, médias, … qui refusent le règne des marchands de savoirs réservés à quelques-uns. Le réveil de toutes celles et de tous ceux qui veulent un projet scolaire pour tous et pour demain !

Jacques Liesenborghs,
Auteur de « Ecoles : notre affaire à tous – Eduquer pour demain », Couleur livres, 2008

notes:

[1Ph. Meirieu, « Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui », Rue du monde, 2009

[2Voir, par exemple, le discours royal du 21 juillet 2009 et ma réplique « Non, Sire », dans Le Soir

[3Aujourd’hui, on parle pudiquement de « financement différencié ». Des expressions toujours plus soft pour ne plus parler de la lutte impitoyable à mener pour faire reculer l’échec massif des enfants des milieux populaires.

[4C’est le principal mérite des « indicateurs » et des enquêtes Pisa.