Dans l’enseignement, c’est bien connu, il y a d’un côté des chercheurs en chambre qui produisent des solutions miraculeuses pour améliorer les apprentissages et de l’autre des enseignants qui constatent chaque jour dans leur classe que ces chercheurs se trompent. Ou, si l’on voit les choses du point de vue des chercheurs, les enseignants s’obstinent à ne pas tenir compte des résultats de la recherche parce qu’ils s’accrochent à des routines désuètes et des habitudes bien ancrées qui les empêchent de réfléchir sur leurs pratiques.
Alors qui a tort et qui a raison ? La recherche ou le terrain ?
Instituer le dialogue terrain-recherche
En France, depuis 2013, le Cnesco (Conseil national d’évaluation du système scolaire) a changé les termes de la polémique. Créée par l’Education Nationale, composée de scientifiques issus de champs disciplinaires variés et d’élus de la majorité comme de l’opposition nommés pour 6 ans, cette institution a pour mission d’éclairer les divers acteurs de l’école et le grand public sur le système scolaire. On pourrait se dire « encore un gros machin qui va nous dire ce qu’on doit faire et comment ! » Sauf que le Cnesco a mis au point une méthodologie qui organise un dialogue à égalité entre la recherche et le terrain. Il n’y a pas d’une part les concepteurs qui prescrivent et d’autre part les exécutants qui sont priés de faire ce qu’on leur dit. La méthode est non seulement participative, mais elle donne le dernier mot aux praticiens au moment d’écrire les recommandations.
Le Cnesco ne se contente pas de produire des analyses de la recherche scientifique en éducation mais organise l’interaction entre ces analyses et les professionnels de l’éducation à l’œuvre dans les établissements scolaires.
Chaque année, le Cnesco met à l’étude une question pédagogique (par exemple le redoublement) sur base des résultats de la recherche scientifique internationale et d’un état des lieux du système scolaire français sur la question. Mais ce qui est original, c’est que ce travail se fait en commun avec les acteurs de terrains. Il s’agit aussi de voir ce qui se passe dans les classes et de faire dialoguer les chercheurs avec un jury d’acteurs de la communauté éducative. Ce jury est constitué d’enseignants, de conseillers pédagogiques, de directeurs, d’inspecteurs détachés de leur fonction pour une année. Il a pour mission de prendre connaissance de ce que la recherche internationale dit sur la question, de confronter les résultats de la recherche à l’expérience de terrain, et d’interpeler les chercheurs, de les relancer avec des questionnements venant de l’expérience des professionnels de l’enseignement. Dès lors, les conclusions ne tombent pas d’en haut, elles ne sont pas non plus le résultat de l’intuition des acteurs sur base de leur expérience professionnelle. Elles sont le résultat d’une réelle prise en compte des apports des uns et des autres et de leur confrontation.
A la fin d’un processus qui dure une année, une conférence de consensus de deux jours est organisée pendant laquelle les chercheurs viennent dialoguer avec le jury d’acteurs de terrain. Cette conférence est ouverte à tous les acteurs de terrain qui peuvent y poser toutes leurs questions et cette conférence est aussi diffusée en direct sur internet, les enseignants internautes pouvant dès lors aussi poser leurs questions aux chercheurs présents.
En fin de conférence, la parole est laissée aux acteurs de terrain qui doivent écrire les recommandations sur la question à destination des acteurs du système scolaire et des politiques qui ont en charge les compétences de décisions concernées.
Le Cnesco a déjà produit de cette manière une série de recommandations et de rapports intéressants que chacun peut consulter sur le site cnesco.fr sur les sujets suivants : le redoublement, nombre et calcul au primaire, compréhension en lecture, différenciation pédagogique. Il suffit de les consulter pour se rendre compte qu’on est loin des préconisations inutiles et des grandes idées utopiques.
Qui résiste au changement ?
Il ne s’agit pas de dire que le Cnesco est LA solution au manque de dialogue entre la recherche et le terrain, mais simplement de signaler qu’il est possible de sortir de la querelle stérile entre terrain et recherche quand on se donne la peine d’organiser de manière institutionnelle le dialogue entre eux. Il faut bien constater qu’en Fédération Wallonie Bruxelles, on est loin du compte. Une telle institution n’existe pas et elle n’est même pas au programme. Quel paradoxe ! Alors qu’on prépare une grande réforme systémique du système scolaire, alors que les craintes sont exprimées de part et d’autre à coups de « résistances au changement » et de « encore une réforme inutile de plus », chacun semble se contenter de ce vieux dialogue de sourds dont chacun connaît par cœur sa part de répliques.
Enseignants partenaires des réformes ?
En ces temps de Pacte d’Excellence, ce ne serait donc pas du luxe. On nous annonce qu’il va falloir faire évoluer nos pratiques pour les améliorer, se former, organiser du travail collaboratif entre enseignants, évaluer autrement, viser la fin du redoublement, pratiquer la différenciation pédagogique. Alors, la mise sur pied d’une institution comparable, indépendante du pouvoir politique est une véritable nécessité. Pour accompagner le changement, en organiser le suivi et adapter ce changement à la réalité du terrain, cette institution devrait avoir pour mission d’organiser un dialogue égalitaire entre la recherche et le terrain, de nourrir la recherche de l’expérience des enseignants et de nourrir les enseignants des résultats de la recherche en éducation. Les enseignants de terrain devraient en être des partenaires, reconnus pour leurs compétences professionnelles, capables de dire les conditions d’exercice de leur métier et donc aussi les conditions qui doivent leur permettre d’évoluer.
Et ce serait possible à relativement peu de frais. Et si la question du coût d’une telle institution pose des problèmes de conscience aux décideurs, qu’ils songent aussi au coût d’une réforme qui ne s’implante pas dans les pratiques de terrain et rate son objectif parce qu’elle n’a pas pu tenir compte des « terrains » dans lesquels elle est censée s’implanter !