Dans le cadre du grand chantier pour réformer en profondeur notre enseignement, ils en sont à la réécriture des référentiels. C’est un enjeu important puisqu’il s’agit de redéfinir ce qui sera enseigné aux élèves de trois à quinze ans, dans les quinze prochaines années, dans toutes les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Qui ils ? Les élus, ceux qui ont été proposés ou avalisés par les réseaux, probablement.
CGé n’est malheureusement pas de l’aventure… et pourtant ! Les enseignants, formateurs d’enseignants et didacticiens qui s’y mobilisent sur la manière de rendre l’école meilleure pour les enfants de milieux populaires ont des idées sur la question [1].
Et donc, plutôt que de jouer les emmerdeurs qui iraient dire ce qu’ils pensent de l’état des chantiers des GT référentiels — chantiers dont nous mesurons toute la difficulté pour les mener à bien — disons ici nos pistes et ce à quoi il faut être particulièrement attentifs.
Penser les nouveaux référentiels : dans ou hors cadre ?
Repenser les référentiels en repartant de l’existant ou en procédant autrement, afin de marquer ce changement de paradigme que le Pacte annonce et qui est plus que nécessaire ?
Penser hors cadre existant est difficile et fait certainement peur, mais, pour nous, si on reste totalement dans le cadre, en repartant des référentiels existants, par logique disciplinaire et par année, en continuant à saucissonner les savoirs, en en ajoutant (surtout) et en en retirant (certains), le Pacte ne produira rien d’autre que ce qui existe déjà.
Nous commencerions donc ce chantier par :
un temps d’interrogation fondamentale sur l’articulation des savoirs, sur l’articulation verticale (de trois à quinze ans) et horizontale (entre domaines et surtout en intégrant les domaines [2] 6 et 7) ;
un travail en profondeur sur les choix importants à opérer pour recentrer les apprentissages sur un essentiel qui reste à définir ;
une recherche pour articuler et redéfinir les contenus, en fonction de ce qui explique actuellement les difficultés d’apprentissage des enfants et jeunes de milieux populaires.
Pour coconstruire ce nouveau cadre, dans une dynamique de recherche, cela demande du temps, de l’expertise partagée et de l’humilité. Personne n’ayant les contenus prêts, sous le coude, et si certains le pensaient, c’est qu’ils recycleraient l’existant.
Or, l’analyse des échecs de notre enseignement a montré clairement les deux défis cruciaux :
faire du sens pour les enfants et les jeunes qui apprennent, c’est un des premiers moteurs de l’apprentissage ;
fixer un horizon ambitieux à la formation des jeunes citoyens de demain, parce qu’au vu des enjeux sociaux, politiques, économiques et environnementaux, il n’est pas question d’abaisser la barre de ce qu’ils doivent savoir et comprendre.
Se centrer sur l’essentiel et déscolariser les disciplines
Il s’agit donc, d’abord, de changer de perspective et de se demander comment le curriculum actuel contribue à produire autant d’échecs et de relégations, principalement pour les enfants et jeunes de milieux populaires.
Deux effets pervers importants qu’il s’agirait d’éviter à l’avenir se cachent dans le curriculum prescrit actuel (et passé) : une orientation précoce avec des programmes prévus non pour eux-mêmes, mais pour préparer aux programmes suivants jusqu’à l’enseignement supérieur et une normalisation des consciences la plus généralisée possible.
Les programmes actuels favorisent un enseignement en fonction, non pas de ce que tous devraient savoir, mais de ce que n’arriveront pas à savoir ceux qu’on relègue massivement jusqu’à ce jour. Le savoir à programmer ne devrait pas être celui qui rapporte des points aux uns et qui en coute aux autres. Le premier renversement de perspective se situe ici : comment prescrire un curriculum qui se justifie en lui-même et pour tous, et non plus un curriculum qui se justifie par la préparation (avec le succès qu’on connait !) à la réussite en bac 1 dans telle ou telle discipline, indépendamment des autres disciplines.
Les programmes actuels favorisent un enseignement moins en fonction de comment apprendre à penser, mais plus en fonction de ce qu’il faut penser. La finalité cachée est plus normative (écrire sans fautes, pratiquer le tri sélectif, consommer responsable, par exemple) que cognitive (comprendre le fonctionnement de la langue et comprendre nos modes de production et de consommation, par exemple). Le savoir à programmer ne devrait pas être la bonne réponse à apporter aux examens. Le deuxième renversement de perspective se situe ici : comment prescrire un curriculum qui favorise une pensée autonome et une compréhension critique du monde plutôt qu’une normalisation, qu’une transmission (d’ailleurs de moins en moins efficace) de la pensée dominante.
Prendre le temps qu’il faut ou le (et la) politique à l’épreuve du temps
Au vu du contexte politique actuel, nous imaginons l’envie qui doit tarauder les formations politiques aux manettes de boucler et voter le chantier des référentiels avant la fin de la législature. Mais, puisque réformer l’enseignement en profondeur met au moins quinze ans [3], alors, l’échéance de la fin de législature ne peut en aucune façon constituer l’horizon : s’il n’y a pas plus de confiance dans le fait que le monde politique a compris et respectera cette échéance de quinze ans de continuité politique, quelle que soit la nouvelle conjoncture d’après élection, alors, selon nous, ces réformes seront vouées à l’échec et augmenteront encore le chaos de l’enseignement en cfwb plutôt que d’améliorer la situation. Ne vaudrait-il pas mieux alors faire une pause et utiliser l’énergie et le temps qui reste à interpeler l’ensemble des formations politiques sur leurs engagements à venir ?
Penser les nouveaux référentiels hors carcan budgétaire actuel
Nous imaginons aisément aussi comment certains GT – probablement davantage les nouvelles missions comme les GT culture et polytechnique – doivent être écartelés entre ne rien écrire qui créerait des obligations pour les écoles qui n’en recevraient pas les moyens de mise en œuvre et ne pas restreindre l’ambition et ne pas dévoyer des dimensions du projet de tronc commun polytechnique tel qu’acté dans l’avis n° 3.
Si l’on veut éviter de continuer à creuser les inégalités entre les écoles qui auront des offres très différentes parce qu’elles auront (ou pas) des ressources autres, ne pourrait-on pas indiquer l’horizon à atteindre pour tous et phaser sa mise en œuvre en fonction de moyens qui devront nécessairement être mobilisés ?
Donner du sens
Si c’est bien la question du sens [4] à construire par les élèves à partir de ce qu’ils vivent en classe qui favorise leurs apprentissages, et si c’est bien cette question qui est un facteur important d’explication des échecs des enfants et jeunes de milieux populaires, alors les référentiels doivent la travailler. C’est, de notre point de vue, le travail autour des rapports au savoir qui favorisera un vécu scolaire porteur de sens pour les enfants et jeunes de milieux populaires.
Et arriver à surmonter d’importantes et prévisibles contradictions
Les missions ambitieuses et généreuses confiées aux gt référentiels sont bien de fonder un nouveau paradigme éducatif tout en garantissant à la fois la liberté pédagogique et l’existence d’un véritable tronc commun, avec des contenus égaux entre établissements. Ces trois missions se justifient chacune aisément et il est important de les poursuivre toutes les trois. Le problème est qu’elles entrent en contradiction, et que poursuivre l’une rend malaisée la poursuite des deux autres. D’autant que les crispations sur la question de la liberté pédagogique risquent d’aboutir à l’interdiction formelle de toute réflexion méthodologique au sein de ces gt, et que les craintes justifiées d’une reproduction des inégalités entre établissements risquent d’aboutir à l’exigence d’attendus précis par année exprimés en verbes opératoires.
Or, fonder un nouveau paradigme éducatif suppose nécessairement de repenser la traduction des savoirs constitués en savoirs à enseigner ainsi que les rapports au savoir. La frontière est floue entre réflexion épistémologique indispensable (considérer le savoir comme un construit inscrit dans une histoire collective) et réflexion méthodologique interdite (permettre de continuer à considérer le savoir comme un donné à transmettre sans réflexion critique). Sortir par le haut de ces inévitables contradictions demande du temps et la recherche collective de pistes originales.
Prend-on ce chemin dans les gt référentiels ? Nous sommes en tous cas demandeurs d’un dialogue fructueux avec eux.
[1] CGé à titre de principal mouvement pédagogique en Belgique francophone, actif depuis près de cinquante ans dans la recherche, l’expérimentation, la publication et la formation pédagogiques : citons entre autres 46 RPé (Rencontres Pédagogiques d’été) organisées, 235 publications périodiques (d’abord Échec à l’Échec puis TRACeS de ChanGements) et dernièrement l’organisation des RDFE (Rencontres didactiques pour faire école).
[2] Les domaines 6 et 7 du Pacte (voir https://goo.gl/n6YwCb) comprennent des attitudes et compétences très importantes pour CGé dont les fondamentaux relationnels (conscience de soi et de l’autre, de l’espace et du temps, du collectif...) et les fondamentaux sociocognitifs (ordonner, classer, modéliser...).
[3] Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien changer pendant ces quinze ans de continuité politique : on doit tenir un cap, vérifier comment on progresse vers les objectifs et rectifier si problème, non pas en changeant de cap, mais en tentant de dégager d’autres chemins pour atteindre les objectifs assignés à notre enseignement.
[4] Le sens comme significations, orientation et valeur [B. Charlot], voir les travaux du groupe ESCOL.