Requiem pour le participe passé

La Belgique a déclaré la guerre à la France. Ce n’est pas nous qui le disons, c’est le journal Libération. Tout ça parce que deux profs belges (nous deux, en l’occurrence) ont relayé une proposition du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique qui visait à rendre invariables les accords du participe passé avec l’auxiliaire avoir.

Bon, d’abord, y a vraiment qu’en France qu’on pense que l’orthographe, c’est la guerre. Mais on va rassurer tout le monde tout de suite : cet accord a déjà disparu. Pour une raison très simple : il ne sert pratiquement plus à rien. En effet, si l’accord du participe passé était nécessaire, on devrait le faire à l’oral pour se comprendre. Or l’immense majorité des verbes français se terminent en -er, comme manger ou parler. Du coup, on n’entend pas l’accord dans les pommes que j’ai mangées (sauf dans certains quartiers de la banlieue de Liège qui prononcent encore/mangéééye/). Et pour la poignée de verbes dont l’accord devrait s’entendre[1]faite, contrefaite, défaite, refaite, satisfaite, distraite, crainte, plainte, astreinte, atteinte, ceinte, dépeinte, déteinte, empreinte, enfreinte, éteinte, feinte, peinte, teinte, disjointe, … Continue reading, les gens oublient de faire l’accord une fois sur deux, comme en attestent les études de la linguiste Claire Blanche-Benveniste. Et ça vaut pour tout le monde, de la bibliothécaire à l’employé du car wash en passant par les énarques ou les chroniqueurs du Figaro (au hasard).
« On a une langue très riche, qu’on a appris à l’école » : Quentin Périnel, chroniqueur au Figaro, dans le 64’ de TV5 Monde, le 21 novembre 2018, pour la promotion de son livre Les 100 expressions à éviter au bureau et ailleurs.


Chez les écrivains :
« Et quelle guerre as-tu fait à ton âge […] ? » (Jean Giono)
« Quelles heures il avait vécu ! » (François Mauriac de l’Académie française)

Chez les hommes politiques :
« les conclusions qu’ils m’ont remis le 9 avril » (François Mitterrand)
« les démarches que nous avons aussitôt entrepris » (Jacques Chirac)
« C’est une décision que j’ai pris seul » (Nicolas Sarkozy)

Chez les chanteurs :
« Jamais de la vie on ne l’oubliera,/La première fille qu’on a pris dans ses bras » (Georges Brassens)
« Les pauvres ont besoin de l’Église,/ C’est un peu là qu’ils sont humains,/ Brûler leur Dieu est la bêtise/ Qu’ont déjà commis les Romains » (Michel Sardou)
« Ça c’est l’histoire/ De Melody Nelson/ Qu’à part moi-même personne/ N’a jamais pris dans ses bras/ Ça vous étonne/ Mais c’est comme ça » (Serge Gainsbourg)

Dans la presse :
« Les ouvrages qu’il a écrit sont moins des références que des pistes » (Le Monde, 1er juin 2007, p. 9)

Ces exemples ont été répertoriés par Marc Wilmet et cités par Philippe Cibois dans un article très complet : « L’affaire belge de l’accord du participe passé avec avoir », sur le blog La question du latin, le 7 octobre 2018. On vous en recommande vivement la lecture.


Bref, finalement, on entend l’accord dans un pour cent des cas. Un pour cent, ce n’est pas une manière de parler, c’est le chiffre exact. Quand on vous disait qu’il a pratiquement disparu à l’oral.
Cela dit, ce n’est pas parce que les gens oublient de faire l’accord qu’on doit le supprimer. Depuis quand on supprime une règle parce qu’elle est trop compliquée ? Beaucoup de règles extrêmement complexes méritent qu’on les maintienne. On ne propose pas d’abandonner cette règle parce qu’elle est trop compliquée, mais bien parce qu’elle est absurde et qu’elle ne correspond plus à la logique de la langue. L’invariabilité du participe passé avec avoir, ce n’est pas l’idée de deux profs paresseux, c’est le résultat des recherches de grammairiens et de grammairiennes, tels que Marc Wilmet, Claude Gruaz ou Dan Van Raemdonck, et bien d’autres.

Bref retour aux sources

Le participe passé a une double nature, verbale et adjectivale. C’est d’ailleurs de là qu’il tire son nom : il participe du verbe et de l’adjectif. Quand il est employé seul, on sent bien sa valeur adjectivale, au point qu’on oublierait parfois qu’il vient d’un verbe, comme dans un clou tordu, un appartement meublé ou un chat botté. Il s’accorde donc comme un adjectif, avec le mot auquel il se rapporte.
Avec l’auxiliaire être, le participe passé fonctionne toujours comme un adjectif et s’accorde donc également avec le mot auquel il se rapporte, c’est-à-dire avec le sujet. C’est pourquoi l’invariabilité avec l’auxiliaire être n’a jamais été à l’ordre du jour. Elle est arrivée fonctionne comme elle est intelligente, pas de problème.
Avec l’auxiliaire avoir, c’est plus compliqué. Au Moyen Âge, la forme qui est à l’origine de notre passé composé se présentait comme ceci : j’ai une pomme mangée, où mangée est sans conteste un emploi adjectival de pomme. Avec le temps, le participe s’est rapproché du verbe avoir, il a opéré une sorte de fusion qui a donné : j’ai mangé une pomme, où mangé se retrouve nettement dans un emploi plus verbal qu’adjectival. Et les verbes s’accordent en nombre et en personnes.
Comparez j’ai des clous tordus et j’ai tordu des clous. Le premier traduit un état, le second une action. Dans le premier, vous devriez sentir que tordus est un adjectif. Dans le second, c’est la nature verbale de tordu qui l’emporte. On accepte d’ailleurs de ne pas l’accorder avec les clous. Et même quand le complément précède l’auxiliaire, le participe garde sa valeur verbale. Si on écrit : les clous que j’ai tordu, le participe dénote toujours une action, la nature verbale l’emporte toujours. Il n’a pas plus valeur d’adjectif. Ne plus l’accorder est donc grammaticalement cohérent.

La mort de l’homme tant désiré(e)

Je vous sens encore un peu dubitatif, vous avez un exemple qui vous trotte en tête qui prouve que l’accord du participe passé est utile. Il s’agit d’une phrase qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux : La mort de l’homme que j’ai tant désiré. Bon, déjà, ce n’est pas une phrase, mais passons.
La mort de l’homme que j’ai tant désiré. Dans ce premier cas, c’est l’homme qui est désiré.
La mort de l’homme que j’ai tant désirée. Ici, c’est sa mort qui est désirée. Cet exemple prouverait l’utilité de l’accord du participe passé avec avoir et justifierait son maintien en français. D’abord, on peut se demander si tout ce qui est utile est nécessaire. Un toqueur à œuf, c’est très utile.
Concrètement, le problème de cette phrase, ce n’est pas l’accord du participe passé. Le problème, c’est sa tournure délibérément ambigüe. Mettons cette phrase au présent : La mort de l’homme que je désire. Il est impossible de savoir si je désire l’homme ou la mort. Cette phrase est tout aussi ambigüe avec ou sans participe passé.
La seule chose que cet exemple peut prouver, c’est qu’on peut tout à fait enfoncer un clou avec une clé à molette. Ça marche. Est-ce qu’une règle mal adaptée, archaïque et surtout chronophage peut désambigüiser un énoncé ? Ça arrive.
Et puis, dans la réalité, cette phrase ne tombe pas du ciel. Elle est prise dans un paragraphe où les personnages sont connus. Elle serait, par exemple, prononcée par la Juliette de Shakespeare ou par la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses. Elle serait complétée par des informations nécessaires à la compréhension du lecteur : La mort de cet homme que j’ai tant désiré me rend inconsolable.
Ou à l’inverse : Ce n’est pas l’amour mais la mort de cet homme que j’ai tant désiré.
Dans les débats sur l’orthographe, ce qu’on a perdu, c’est surtout le sens des proportions. On tente de nous faire croire que la langue est parfaite et que la moindre modification serait une perte irrémédiable, qu’on ne pourrait toucher à l’un de ses cheveux sans lui tondre le crâne. On oublie qu’il y a deux plateaux dans la balance et on conserve une règle avec vingt-deux pages d’exceptions parce qu’on a trouvé un exemple rigolo.
Les exemples hors contexte, c’est un peu comme les tomates hydroponiques, ces tomates qui poussent hors sol, sans terre et dont les racines trempent dans des liquides artificiels. De l’extérieur elles ont l’air sans défaut, mais elles ont quand même toujours un arrière-gout d’arnaque.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 faite, contrefaite, défaite, refaite, satisfaite, distraite, crainte, plainte, astreinte, atteinte, ceinte, dépeinte, déteinte, empreinte, enfreinte, éteinte, feinte, peinte, teinte, disjointe, jointe, ointe, rejointe, absoute, dissoute, couverte, soufferte, bénite, confite, contredite, dite, interdite, maudite, prédite, redite, écrite, décrite, inscrite, prescrite, proscrite, souscrite, transcrite, cuite, conduite, déduite, enduite, introduite, produite, réduite, séduite, construite, détruite, instruite, admise, commise, démise, émise, mise, permise, promise, remise, soumise, transmise, apprise, comprise, entreprise, prise, reprise, surprise, acquise, conquise, requise, close, éclose, enclose, assise. Et c’est tout.