Âgés de dix-huit à vingt ans, ils terminent actuellement leur scolarité dans un lycée de Bruxelles. Zarah, Elena et Martin sont des élèves comme les autres à la nuance près qu’ils n’ont pas de papiers.
Une différence qui pose une série de questions : comment intégrer au mieux ces jeunes dans la vie du lycée malgré leur parcour très particuliers et des dossiers souvent compliqués ? Comment réaliser un projet pédagogique sans qu’ils se sentent stigmatisés parce qu’ils sont sans-papiers ?
Si la pratique montre que ce n’est pas facile tous les jours, ces élèves ont au moins deux choses en commun : une volonté à toute épreuve et le besoin de trouver un peu de stabilité dans leur environnement scolaire.
Le rendez-vous était fixé un jeudi à 12 h 15. En attendant les élèves, Mme Ladner, préfète du lycée depuis la rentrée 2007, en profite pour me parler de Martin que j’allais rencontrer. Martin appris la veille, hasard des calendriers, que la famille qui l’héberge ne pourra plus l’accueillir à partir du mois de janvier. Forcément, il est dans tous ses états. Il ne veut absolument pas retourner au Petit-Château (centre d’accueil ouvert pour demandeurs d’asile situé à Bruxelles). À Mme Ladner, je pose la question de l’opportunité d’interviewer Martin dans ces circonstances. Elle me répond qu’il souhaite faire cette interview. Il a envie de parler, parait-il.
La discussion coupe court, quelqu’un a frappé à la porte. Deux jeunes filles pénètrent dans le bureau. Elles affichent toutes les deux un grand sourire. Du haut de ses vingt ans, Zarah commence par me dire que « c’est très dur d’être sans-papiers ». Originaire d’Iran, elle est arrivée en Belgique avec son frère et sa mère il y a cinq ans. Son père et son autre frère sont restés au pays. Elle a d’abord passé deux ans à l’école de Jurbize près de Mons avant d’arriver à Bruxelles, il y a trois ans. Aujourd’hui, elle est en 5e professionnelle « Travail de bureau » et vit au Petit-château. À ses côtés, il y a Elena. Elle a quitté la Macédoine, il y a cinq ans. Elle a dix-huit ans et habite Saint-Josse avec sa mère et son beau-père. Aujourd’hui, elle est en 4e générale. Entre-temps, Martin est entré dans le bureau et nous a rejoints autour de la table. Martin va bientôt avoir dix-neuf ans. Il a fui la République Démocratique du Congo en 2004. Il a laissé le reste de sa famille pour rejoindre sa sœur. Arrivé il y a trois ans, il a été hébergé durant quelques semaines chez sa sœur avant de se retrouver finalement au Petit-Château. Il est ce que l’on appelle un MENA (Mineur Étranger Non Accompagné).
À l’exception de Martin, les deux autres sont passées par les classes de primo-arrivants avant d’intégrer progressivement le « cursus classique ». Après les cours intensifs de français, ces élèves ont d’abord une 1re puis une 2e année commune en classe-passerelle. Les enseignants savent bien que l’acquisition du français est en marche, mais qu’ils doivent tout de même adapter le vocabulaire et les cours. Mais attention, le programme est le même que pour les autres élèves. Ce n’est qu’à partir de la 3e année qu’intervient le grand changement. Les élèves sont véritablement dispersés parce qu’ils doivent choisir entre l’option « scientifique » et l’option « sciences économiques ».
D’emblée, ce qui frappe quand on parle avec Mme Ladner, c’est la facilité avec laquelle elle jongle avec les différents termes et circulaires de la procédure d’asile : annexe 26 bis, carte orange, permis de séjour, ordre de quitter le territoire… « Vous savez, dans ma situation, on n’a pas vraiment le choix », avoue-t-elle. Non pas que le lycée ait un nombre particulièrement important d’élèves sans-papiers. Mais il y en a et les dossiers sont parfois très compliqués.
« Ce qui caractérise ces élèves, c’est surtout leur volonté. Malgré leurs difficultés et la précarité dans laquelle ils se trouvent, en général, ils essaient de s’en sortir et faire de leur mieux à l’école ». Bien sûr, il y en a qui décrochent tant les difficultés paraissent parfois insurmontables. Par exemple, « si Martin a raté l’année dernière, c’est principalement à cause des difficultés qu’il a rencontrées de par sa situation de sans-papiers », déplore Mme Ladner. « Cette année pourtant, la situation s’était clairement stabilisée. Ses résultats étaient bien meilleurs. Mais voilà, avec la nouvelle qu’il vient d’apprendre à quelques jours de ses examens, tout semble à nouveau compromis ». Martin prend la parole : « C’est très dur comme situation… Tu n’as pas le temps de réviser, de te concentrer. Ton esprit est sans cesse occupé de penser à ce que tu devrais peut-être faire, à ce qui risque de se passer… C’est trop difficile ».
Zarah réside depuis trois ans au Petit-Château. Elle explique que quand une copine lui demande où elle habite, elle raconte des histoires. « Je fais tout pour ne pas lui dire que je dors au Petit-Château car je suis mal à l’aise. Alors, je dis que j’habite Maelbeek ». En l’écoutant raconter toutes les difficultés qu’elle éprouve dans son lieu d’accueil, on ne peut qu’être admiratif de la détermination qu’elle affiche par rapport à ses études. « Quand tu veux étudier au Petit-Château, comme par hasard, il y a quelqu’un qui met de la musique. Les gens autour de toi discutent, ils chantent. Parfois, il y a des bagarres… Tu ne peux pas dormir. Il n’y a pas moyen de se concentrer. C’est très compliqué quand tu as des examens ». Alors, Zarah a appris à se débrouiller. Quand elle sait qu’elle doit travailler, elle quitte systématiquement le Petit-Château et se réfugie chez une amie. C’est le seul moyen pour elle d’être au calme et de pouvoir se concentrer.
Parfois, des élèves ne peuvent participer à certaines activités organisées par l’école parce qu’ils ne possèdent pas de papiers. Récemment, quand l’école a organisé une visite au Parlement fédéral, certains élèves n’ont pas pu participer à cette activité car il fallait montrer sa carte d’identité pour pouvoir pénétrer dans l’enceinte du Parlement.
En général, l’école essaie d’éviter ce genre de visite car cela pose un vrai problème, ces élèves étant alors montrés du doigt. « C’est vraiment regrettable car ce n’est évidemment pas le but ». Martin nous confie que ce jour-là, il a dû rester à la maison. « Cela me fait toujours mal car ce type d’activités me met face à ma situation et je n’aime pas cela. »
À les entendre, l’école est un ilot de stabilité au milieu d’un monde d’incertitudes où tout peut basculer très rapidement. Pour eux, aller à l’école est avant tout une respiration. Peu importe qui a des papiers et qui n’en a pas. Durant quelques heures, ils ne sont plus des « sans-papiers », mais des élèves comme les autres. Dans cet environnement, ils font tout pour que ce statut ne soit pas mis en avant, non pas qu’ils ont peur d’être jugés… des moqueries il y en a parfois, mais tout simplement parce qu’ils veulent être comme les autres. Zarah insiste : elle aime aller à l’école. « Quand je suis ici, je ne pense pas, j’écoute les cours, je travaille…. Par contre quand je rentre au Petit-Château, je dois à nouveau faire face à la réalité, à ma situation précaire et mes problèmes qui me reviennent en pleine figure. Une certaine anxiété m’envahit à nouveau. Je vois ma mère inquiète. Je me rappelle que moi et ma famille pouvons recevoir un ordre de quitter le territoire à tout moment ». Un peu étonnée, elle explique que systématiquement quand elle retourne là-bas ses allergies reprennent. Elle a des problèmes respiratoires. Martin confirme et ajoute que « quand il va à l’école, il a l’impression d’être quelqu’un. Il voit ses amis et peut parler de ses envies, de ses espoirs, mais aussi de ses peurs. Les gens me connaissent et me reconnaissent ici ». C’est le seul endroit où durant quelques heures, il peut laisser ses soucis au vestiaire et se consacrer à ce qui l’intéresse vraiment en oubliant tout le reste.
Alors, Martin se prend à rêver : « Il faut dire au Ministre qu’il doit d’abord régulariser tous les enfants qui ont envie d’étudier pour leur donner l’opportunité d’y arriver. Souvent, je me demande pourquoi je ne suis pas comme tous ces enfants que je vois au Lycée et qui sont souriants. Je me dis : pourquoi pas moi ? Pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? » Et Zarah d’ajouter : « En fait, on devrait nous féliciter parce qu’étudier dans notre situation, ce n’est vraiment pas évident… »