Quel lien entre la mémoire et la lecture ? Par quels moyens peut-on mettre de faibles lecteurs au défi de découvrir ce que recouvre l’acte de lire ? Le dispositif proposé dans cet article relève ce défi. De plus, il éclaire l’enseignant sur sa propre manière d’apprendre et sur les difficultés rencontrées par ses élèves !
Depuis plus de trente ans, j’enseigne dans des écoles qualifiantes de la région liégeoise, aux 2e et 3e degrés. Une bonne partie de mes élèves éprouve beaucoup de difficultés à percevoir le sens d’un texte : en comprendre le vocabulaire, imaginer de qui et de quoi il parle, en retrouver la structure logique, les éléments explicites et implicites qui se répondent, les liens de causes à conséquences, retenir ce qu’ils ont compris pour s’en servir après, en reformuler les idées, etc. Ces jeunes en difficultés lisent par devoir, mais leur lecture reste cahin-cahotante, laborieuse, insécurisante et chaotique tant qu’ils ne découvrent pas ce qu’est la représentation mentale, sésame de l’entrée dans la compréhension de ce qui est lu. Comment les aider à comprendre que lire, c’est comprendre et que, pour comprendre, il s’agit d’abord d’imaginer, puis d’organiser sa pensée grâce à ce travail mental ? J’ai suivi la formation de Joseph Stordeur, Comprendre, apprendre, mémoriser, aux Rencontres pédagogiques d’été, en 2013. Nous y avons testé un dispositif très concret qui m’a particulièrement intéressée et dont j’ai adapté le support à mes élèves.
Faire comprendre ou faire apprendre ?
En tant qu’enseignant, faire comprendre nous semble essentiel et nous mettons toute notre énergie à découper, classer, organiser la matière pour favoriser cette compréhension en imaginant que, si l’élève a compris et qu’il étudie (ce qui ne dépendrait que de lui !), il pourra se servir de ce qu’il a appris. Mais en réalité, quelles traces cette manière d’amener à faire comprendre laisse-t-elle chez l’élève ? Que retient-il qu’il pourra utiliser par la suite ? Les neurosciences ont mis en évidence le fait que, pour apprendre, trois étapes sont préalables à une future utilisation de ce qui a été compris : l’encodage — le maintien — le rappel [1]. L’imprégnation des traces est donc fondamentale : c’est seulement lorsque l’élève mémorise après avoir compris qu’il apprend quelque chose. Mais alors, quel dispositif développer pour apprendre vraiment ? Comment aider chacun à apprendre ce qui se passe dans sa tête au moment où il comprend vraiment quelque chose, par exemple, le sens de l’acte de lire ? Et comment faire en sorte que cet apprentissage persiste ?
« S’imaginer » le sens des illustrations
Dès l’entrée à l’école maternelle, des histoires illustrées sont racontées aux enfants dans le but de les faire entrer dans l’écrit. Présenter les illustrations tout en racontant l’histoire ne permet pas de vérifier que tous les enfants en ont perçu le sens et ont réalisé les bons liens avec les éléments adéquats des images. S’ils ne comprennent pas tous les mots du texte, ou s’ils sont davantage attirés par les images que par les paroles de l’enseignant, ils peuvent se servir d’éléments des images présentées pour s’inventer une histoire très différente de celle qui est racontée. Souvent, également, comme les illustrations correspondent à certains éléments de l’histoire, les enfants peu entrainés à lire des albums décrochent de ce qui est raconté, sans prendre plaisir à chercher des indices, à comprendre les mots, à s’en servir pour poser des questions ou reformuler ce qu’ils ont compris. Dans ce cas, le livre illustré n’atteint pas son objectif de faire entrer progressivement l’enfant dans le sens des textes. Or, cet entrainement culturel fait partie des préalables à l’entrée dans l’écrit.
Le dispositif proposé scinde le texte et les images : l’enseignant raconte le texte par petites portions, et chaque élève dispose des illustrations qu’il doit essayer de raccrocher à chaque portion de texte lu, en les observant et en prenant des indices où il peut, texte ou illustration. Par ce travail, il va vivre l’acte de comprendre et d’organiser les informations pour progressivement entrer dans le sens de l’histoire écrite. Dans l’enseignement primaire, et même dans le secondaire, les élèves en difficultés de lecture déchiffrent les mots, mais n’imaginent rien et ne font pas de liens entre les informations du texte qu’ils lisent [2].
Par contre, ces élèves ont développé des compétences compensatoires d’écoute de l’oral. Face à un travail écrit, ils demandent d’ailleurs souvent à l’enseignant de lire les consignes et se servent de ce qu’ils ont retenu pour répondre. Le lexique reste néanmoins un obstacle qu’ils ont du mal à dépasser. Un atout du dispositif est qu’il part de l’oral pour confronter l’élève à des illustrations qui soutiennent les démarches intellectuelles nécessaires pour entrer dans l’écrit. Par la manipulation des illustrations, la prise d’indices et l’émission d’hypothèses, l’élève en difficultés expérimente les stratégies utilisées par les bons lecteurs pour comprendre un texte. J’ai donc adapté le dispositif à mes élèves du deuxième degré.
Les textes et la démarche en secondaire
Choisir des textes illustrés utilisables dans le secondaire n’est pas simple. Je me suis orientée vers des contes métaphoriques ou philosophiques, ou encore vers des récits de vie quotidienne dans les pays d’origine d’une partie de mes élèves. Les textes d’Anthony Browne permettent plusieurs niveaux de lecture, ceux de Dominique Mwankumi racontent l’enfance au Congo et touchent les élèves. Je me sers beaucoup d’un conte philosophique de Tolstoï [3], qui provoque des débats très riches sur le bonheur.
Dans une première étape, chaque élève [4] reçoit une série d’images [5] : les illustrations du récit que l’enseignant va lire, page par page. L’élève va tantôt travailler seul, tantôt avec les autres. Il va essayer de retrouver et poser devant lui, sur une feuille, l’illustration correspondant à chaque portion de texte racontée, au fur et à mesure de leur identification. Ce dispositif force l’élève à construire une représentation mentale de ce qui est lu pour en reconnaitre les éléments sur les illustrations dont il dispose et les mémoriser. Il va classer les images sélectionnées, dans le sens de la lecture. L’enseignant pourra observer quels indices sont pris en compte par chaque élève pour choisir les images à poser ou non devant lui.
Dans une deuxième étape, après avoir lu quelques pages, l’enseignant demande aux élèves de masquer leurs images, en plaçant une feuille dessus. L’idée est de ne jamais laisser voir les images en même temps qu’on raconte l’histoire, pour favoriser la mémorisation [6] par la prise d’indices dans ce qui est raconté. Lorsque les images des élèves sont masquées, l’enseignant raconte à nouveau l’histoire, en en dévoilant les images correspondantes.
Étapes suivantes. Les élèves reclassent leurs images en se servant de ce qu’ils ont retenu. On constate avec plaisir qu’ils se servent du lexique du récit dont ils ont découvert le sens par inférences. Ils argumentent et confrontent leurs points de vue avec énergie, car ils se sont construit une histoire dans leur tête et sont capables de justifier leurs choix. Le texte devient enjeu de savoir ; les élèves interagissent à partir de celui-ci, entre eux, en sortant de la dépendance à l’adulte. L’enseignant assiste à ce travail, soutient les raisonnements, renvoie les questionnements pour faire émerger les justifications adéquates. L’ensemble de l’activité dure une heure. On voit jusqu’où il est possible d’arriver dans ce délai. On recommence le lendemain : même exercice, on termine le texte. Quand ils commencent à s’en sortir, on peut leur faire reconstruire l’histoire complète, avec les images : on les fait travailler par deux, ils se la racontent mutuellement. Ou, par groupe, ils doivent se mettre d’accord sur cinq images qui permettraient de raconter toute l’histoire et ensuite la leur faire rédiger sur une affiche (à partir des cinq images sélectionnées). Ou encore, on leur demande de nommer les cinq étapes principales de l’histoire, ce qui révèle le schéma narratif. Ou, d’analyser les connecteurs logiques qui lient chaque étape à l’autre… Les activités sont multiples, alors que le récit n’a toujours pas été réellement lu par les élèves. On finit par le leur fournir et on constate alors que la lecture est rapidement fluide.
Retenir un processus pour arriver à lire
Le dispositif fait percevoir aux élèves, par la pratique, que lire, ce n’est pas déchiffrer, mais que c’est le résultat d’un entrainement vers le sens ; que ce n’est pas grave si on n’y arrive pas du premier coup, que c’est intéressant de chercher des indices pour construire le sens ; que c’est dans la répétition de l’activité qu’on structure sa pensée, qu’on fait des liens, qu’on enrichit son lexique et qu’on retient les idées. Les illustrations fournies aux élèves sans le texte sont l’outil qui permet de provoquer ce travail mental, en le centrant sur les processus d’apprentissage de la lecture. La récurrence de l’exercice est importante : elle provoque la réussite des élèves et renforce leur sentiment de compétence. Elle motive aussi l’enseignant qui augmente également son propre sentiment de compétence quand ses élèves progressent.
[1] « Il ne suffit pas d’apprendre pour retenir. (…) La mémoire est une entité fragile dans ses premières heures d’existence : pour être conservée, elle doit être consolidée », dans La mémoire, Les dossiers de La Recherche, juin 2012, p.28.
[2] Voir les analyses des résultats au CEB, dans les indicateurs de l’enseignement en fwb, à lire sur internet
[3] A. Heurtier et R. Urwiller d’après Tolstoï, Combien de terre faut-il à un homme ?, Magnier, 2014.
[4] Pour que chacun puisse travailler et que l’enseignant visualise facilement l’élève en difficulté et le type de difficulté.
[5] Les illustrations du récit, choisi en fonction des compétences des élèves. Commencer avec un récit court, avec une dizaine d’illustrations.
[6] Car il y a une forte corrélation entre maitrise du lexique et réussite scolaire. Il est donc intéressant de travailler le lien entre mémoire lexicale et mémoire sémantique, É. Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales, L’Harmattan, 1995.