Savoirs citoyens

Quels savoirs durs enseigner en sciences humaines ? Proposition de travailler des concepts intégrateurs, dialogiques, utiles pour exercer sa citoyenneté.

Qu’est-ce qu’un savoir et quels savoirs enseigner à l’école et plus spécialement en sciences humaines ? Si on oublie tous les programmes, qu’on repart de zéro, et qu’on se demande ce qui est vraiment important pour l’avenir, ça pourrait donner quoi ?

Concepts interprétatifs intégrateurs

Des concepts, donc, mais lesquels, à quel âge, reliés entre eux de quelle manière, intégrés dans des théories ou non. On peut au moins convenir qu’il s’agit de savoirs conceptuels[1]Cette question épistémologique a été travaillée par de nombreux auteurs. Références ici à Ernst Cassirer, https://goo.gl/yAe4Fu, à Pierres Bourdieu, Ch. 1 de Questions de sociologie, et … Continue reading, et pas de savoirs factuels.
Premier choix : priorité à des concepts interprétatifs relationnels plutôt qu’à des savoirs descriptifs substantiels. Deuxième choix : des concepts intégrateurs plutôt que des concepts isolés. Exemples.
En économie, la notion de ménage est un concept descriptif substantiel, il n’explique rien. Par contre le concept de marché est un concept relationnel interprétatif, car il met en relation les ménages et les autres agents économiques. Et il s’insère dans une théorie explicative (dans ce cas, il s’insère même dans plusieurs théories explicatives concurrentes) qui ajoute de l’intelligibilité au monde économique. En sciences sociales et en histoire, les catégories socioprofessionnelles sont un concept descriptif, mais les classes sociales sont un concept interprétatif relationnel, parce que ce qui compte ce sont les relations entre ces classes dans le cadre d’une théorie explicative.
Tous deux, marché et classes sociales pourraient être considérés comme des concepts intégrateurs, car ils pourraient intégrer un nombre important d’autres concepts interprétatifs, ils pourraient être au centre d’une trame notionnelle, au cœur d’une matrice disciplinaire[2]Michel Dévelay, idem.. On devrait donc, dans le choix des savoirs, privilégier les concepts interprétatifs intégrateurs comme les plus porteurs d’intelligibilité. Et il faudrait que ces concepts soient travaillés en spirale de trois à quinze ans.

Concepts citoyens

Particulièrement en sciences humaines, dans le tronc commun, les concepts intégrateurs choisis devraient être ceux qui permettent le mieux l’exercice d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire. Ceux dont la finalité éducative répond le mieux aux enjeux importants de notre temps.
Quels enjeux ?  Face aux défis environnementaux : quels modes de vie réinventer pour sauver la planète ? Face à la mondialisation, la montée des extrêmes droites, du populisme, des rejets de l’autre : quelles formes de vivre ensemble reconstruire ? Face à la crise des médias traditionnels, au poids des réseaux sociaux, aux campagnes de désinformation, aux théories du complot : quel traitement de l’information développer ? Face aux moyens technologiques toujours plus grands qui favorisent diverses formes d’aliénation : quelle culture émancipatrice développer ? Face à l’évolution des territoires : comment éviter les disparités, concentrations ? Et…, mais essayons déjà avec ceci.

On pourrait proposer le tableau ci-dessous.
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Concepts intégrateurs dialogiques

Les concepts retenus ci-dessus sont interprétatifs et intégrateurs. Ce sont aussi des concepts qui permettent de problématiser parce qu’ils mettent en relations dialogiques, qu’ils révèlent des tensions qui rendent indéterminée l’issue de l’enjeu de société dont ils rendent compte.
Dialogiques comme révélateurs de tensions, ils le sont aussi comme invitations aux dialogues : dialogues entre disciplines et dialogues entre acteurs. Dialogues entre disciplines : chaque discipline peut (re-)construire chaque concept, en y associant ses propres concepts disciplinaires et en dialoguant avec les (re-)constructions des autres disciplines. Dialogues entre acteurs : ces concepts dialogiques ouvrent au débat démocratique, ils posent le problème face aux enjeux, en reconnaissant la dignité de chaque position et de chaque pôle de chaque tension.
Bien sûr, on peut toujours réduire un concept dialogique en un concept substantiel et donner une définition normative du développement durable, de la démocratie, nier le caractère problématique du monde, son issue indéterminée et donc nier aussi l’engagement des acteurs en faveur d’une issue particulière. C’est dans ce sens que le concept d’historicité peut être retenu. L’histoire n’a pas de sens justement (évolutionnisme), mais elle reste toujours indéterminée, le résultat de rapports de forces conflictuels ou non, entre acteurs sociaux et entre acteurs et structures.
Afin d’éviter cette récupération des concepts, il est donc nécessaire de préciser de quelles tensions et de quels dialogues ces concepts sont porteurs et comment ils pourraient se construire en spirale. Essayons ici rapidement[3]Le format de la revue ne permet pas le développement complet de tous ces concepts intégrateurs. Ce serait un beau chantier pour une équipe pluridisciplinaire pour trois d’entre eux.

Développement durable

Le développement durable n’existe pas, c’est juste deux mots pour parler d’une réalité qui n’existe pas non plus, qui reste à construire et dont l’issue est et restera indéterminée. Indéterminée, car fluctuant entre trois pôles d’une tension très problématique : efficacité économique, répartition équitable et exigence de sauvegarde écologique. Chaque pôle est légitime, mais a tendance à exclure les deux autres. Tous les partis politiques prétendent vouloir les trois, et chaque pôle connait ses partisans et ses détracteurs. C’est en cela que cette triple tension permet de comprendre la majorité des débats de politique économique actuels. Et celle-ci pose le plus beau et le plus difficile problème de notre temps : quelles actions permettraient d’accroitre les trois pôles à la fois, ce qui est à priori impossible et exige le débat.
Dialogues entre disciplines. En sciences sociales : rapports sociaux, acteurs forts et faibles, rapports entre cultures et structures, analyse des discours, relations entre société civile et pouvoirs publics… En histoire : on relativisera l’actualité du débat, on périodisera les différents modes de développement, les différents rapports à la nature, les différents modes de répartition… En géographie : évaluation des risques selon les territoires, disparités spatiales, flux et rapports entre local et global… En économie : analyse des modes de consommation et de production, actions politiques sur l’offre et sur la demande, évaluation des expériences locales (circuit court, monnaies alternatives, réseaux d’entraide…), effets des marchés financiers…
Développement spiralaire[4]e m’inspire ici librement du travail réalisé lors des RDFé : https://goo.gl/P629Nk. De trois ans à huit ans, récits et saynètes et dialogue à partir de ceux-ci. Mise en scène de la richesse de la nature, de la biodiversité et progressivement du caractère fini du monde. Conscience de soi et des autres. Réflexions autour du désir et des besoins (être et avoir) et de leur satisfaction (par et sans le marché). De huit à douze, comprendre progressivement la triple tension, les arbitrages difficiles et indispensables. De douze à quinze, les modes de production et de consommation et leurs répercussions sur les inégalités sociales et sur l’environnement. Actions citoyennes (société civile) et décisions politiques. Rapports entre local et global.

Cohésion sociale

La cohésion sociale est un chantier permanent. Son issue est et restera indéterminée. Indéterminée, car elle fluctue entre les pôles de plusieurs tensions irréductibles. Comment reconnaitre à la fois la légitimité des aspirations à l’égalité, de droits au moins, de capabilités[5]Amartya Sen, tapez sur google !https://goo.gl/GYdJMT au mieux, et la légitimité des revendications d’identité spécifique ?
Quels changements pour plus d’égalité dans la différence ou quels changements pour plus de différences dans l’égalité ; entre hommes et femmes ; blanc-bleu et migrants ; chrétiens, athées, musulmans et juifs ; jeunes et vieux ; employeurs et employés ; élèves et enseignants… Comment à la fois valoriser l’identité et accueillir l’altérité diverse ? Comment reconnaitre les communautés et faire société ? Comment favoriser la responsabilité, la responsabilisation individuelle et la solidarité ? Chaque pôle est légitime, tous les partis prétendent d’ailleurs les défendre tous, et chaque pôle connait ses partisans et ses détracteurs. C’est en cela que ces tensions permettent de comprendre la majorité des débats de politique sociale actuels.
Dialogues entre disciplines. En histoire : périodisation des différentes formes de rapports sociaux, études des différentes vagues de migrations et ce qui en a résulté. En géographie : disparités spatiales, concentrations, ségrégations socio-spatiales, espaces d’urbanité. En sciences sociales : enquêtes d’opinion autour des tensions, institutions sociales. En économie : inégalités de patrimoine et de revenus, mécanismes de redistribution, impôt et justice sociale.
Développement spiralaire. De trois à huit ans : saisir les évènements dans la vie de classe et de l’école sans moraliser, multiplier les belles rencontres, décentration et altérité, nommer et reconnaitre les expériences diverses. De huit à douze ans : comprendre progressivement les tensions, responsabilité et solidarité, communauté et société. De douze à quinze ans : analyse des problèmes paraissant dans la presse à propos des questions sociales, du chômage, des aides sociales, des migrants…

Démocratie

La démocratie, surtout, n’existe pas, c’est un mot pour parler d’une réalité qui fluctue, qui est à construire et à reconstruire, dont l’issue est et restera indéterminée. Indéterminée, car fluctuant entre les pôles de toutes les tensions portées par les autres concepts. Tensions entre liberté et égalité, intérêts personnels et bien public, régulation par le marché et par l’autorité publique, libertés et sécurité, identité et diversité… etc. La démocratie, ce n’est rien d’autre que la reconnaissance des intérêts divergents et des opinions contraires avec la volonté de trouver un terrain d’entente. C’est pourquoi elle est définitivement indéterminée. C’est pourquoi on ne peut pas demander aux élèves de s’y soumettre et qu’on doit les inviter à participer activement à son actualisation.
Dialogues entre disciplines. Histoire : comparaison et périodisation des différents modes de décision, conceptualisations, facteurs historiques d’une démocratisation. Géographie : comparaison et localisation dans le monde de ces différents modes de décision, facteurs géographiques d’une démocratisation. Économie : facteurs économiques d’une démocratisation, la démocratie est-elle soluble dans la mondialisation libérale ? Sciences sociales : institutions publiques, travail des tensions, facteurs sociologiques d’une démocratisation.

Dialogues

Tout ceci ne vaut que si personne ne délivre une réponse définitive aux questions posées, si l’enseignant maintient avec exigence la pratique du dialogue : dialogue entre les pôles des différentes tensions, dialogue entre disciplines et dialogue entre les élèves et les enseignants, les concepts ne servant jamais à fermer le dialogue, mais au contraire à l’ouvrir et à l’alimenter. 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cette question épistémologique a été travaillée par de nombreux auteurs. Références ici à Ernst Cassirer, https://goo.gl/yAe4Fu, à Pierres Bourdieu, Ch. 1 de Questions de sociologie, et à Michel Dévelay, De l’apprentissage à l’enseignement, ESF.
2 Michel Dévelay, idem.
3 Le format de la revue ne permet pas le développement complet de tous ces concepts intégrateurs. Ce serait un beau chantier pour une équipe pluridisciplinaire
4 e m’inspire ici librement du travail réalisé lors des RDFé : https://goo.gl/P629Nk
5 Amartya Sen, tapez sur google !https://goo.gl/GYdJMT