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Souvent, aux cours de sciences économiques dans le secondaire, on évite les aspects mathématiques des modèles économiques libéraux parce qu’ils font peur aux élèves, ou parce qu’on considère plus motivant pour eux de comprendre la réalité, de travailler sur base de situations problèmes concrètes et significatives pour eux. Alors que, finalement, quoi de plus significatif pour qu’une situation dans laquelle ce sont les maths qui posent problème.

Mes élèves sont un peu fâchés avec les maths et ne savent plus voir les axes d’un graphique sans blêmir et se mettre sans attendre dans la position de celui/celle qui ne comprend pas.
Au début, au lieu d’affronter ce problème, je le contournais. Les graphiques servaient d’illustration, ça faisait joli, mais on glissait dessus rapidement pour s’attaquer aux vrais problèmes économiques sur base de textes descriptifs, analytiques ou théoriques. Mais jamais les graphiques ne faisaient texte. Au sens où, comme ceux qui sont fâchés avec la langue de l’école, les élèves n’en voyaient que la surface. Le graphique était comme le symbole qui signale la théorie à laquelle il faisait référence.
Ça me frustrait un peu, mais c’était plus facile et les élèves étaient soulagés de ne pas trop faire de maths. Ça me frustrait aussi parce que ça donnait aux graphiques une valeur de vérité qu’ils ne méritaient pas. Ça fait scientifique, c’est un gage de sérieux.
J’ai alors commencé à travailler avec les graphiques d’offre et de demande qui servent de support à la théorie de la main invisible. Je me suis rendu compte que pour lire les graphiques, les élèves n’utilisaient pas les outils des mathématiques qu’ils connaissent pourtant.

DES MATHÉMATIQUES INTUITIVES.

La modélisation mathématique est la situation problème. Sur un graphique d’axes orthogonaux prix/ quantités, comment va-t-on représenter le marché ? Et pourquoi ainsi ?
Comment représenter la demande et l’offre sur un graphique prix/quantités ? Quelles seront les formes des objets graphiques qui peuvent modéliser l’évolution des quantités demandées en fonction de l’évolution des prix ? Pourquoi doit-on refuser telle ou telle proposition ?
Au fur et à mesure que le graphique se construit, les questions évoluent. Pourquoi l’offre (le comportement des vendeurs) est-elle représentée par une courbe croissante et dont la concavité est tournée vers le haut ? Pourquoi la demande (le comportement des acheteurs) est-elle représentée par une courbe décrois- sante et dont la concavité est tournée vers le haut ? Que représentent ces courbes ? Et qu’est-ce que cela signifie quand les concavités se creusent ou s’aplatissent ? On peut les simplifier sous la forme de droites. Que signifie cette simplification ? Qu’a-t-on simplifié ? Que veut-on signifier quand on met sur le même graphique ces deux courbes ? Et comment se forme le prix d’équilibre sur le marché ? Pourquoi dit-on que c’est un prix d’équilibre ? Et que se passe-t-il si un facteur exogène (les salaires) est modifié ? Pourquoi les courbes se déplacent-elles ? Dans quels types de contextes se déplacent-elles beaucoup ou un peu et qu’est-ce que cela signifie ?

« Il y a ce que l’on voit et les idées qu’on peut entirer. »

Il s’agit de faire sur le graphique ce que l’on dit, ou de lire sur le graphique ce qu’on lui fait dire, de voir l’acti- vité économique augmenter ou diminuer, l’inflation se former, de jouer avec les facteurs exogènes, d’apprendre à parler avec des courbes dans des systèmes d’axes orthogonaux,de manipuler les modèles pour se les approprier.

PARLER LES GRAPHIQUES
Cela prend du temps : beaucoup de tracés brouil- lons, au tableau, sur feuille, en groupe, pour proposer des hypothèses. Mais, au bout du compte, je constate que j’ai inversé le problème de départ. Les élèves pré- fèrent montrer sur le graphique, parce qu’il ne faut pas écrire, parce qu’ils en ont compris les codes et qu’ils commencent à apprécier de jouer avec. Ils demandent à venir au tableau pour tracer et montrer sur leurs gra- phiques, prennent plaisir à tracer des tangentes, des pa- rallèles et à expliquer ce qu’ils font, ce que ça démontre. Il me semble que c’est aussi le plaisir de l’oral. On peut parler les graphiques, mais c’est encore une autre his- toire d’écrire, à partir des graphiques, ce qu’il s’est passé, ce que ça permet de dire (ou pas !) du point de vue économique. On apprend alors à être rigoureux, à écrire des choses exactes, à décliner ce que le graphique nous montre globalement, à déconstruire les étapes, et avec tout cela à faire du texte, de l’argument économique, avec les mots justes. L’obstacle est intéressant : com- ment traduit-on cette langue graphique (nouvellement acquise ?) dans un texte articulé ? Mais il s’agit de bien plus que cela. Comme pour le texte qu’on lit, il y a ce que l’on voit, ce que cela signifie pour nous, ce qu’on recueille comme informations, comment on les organise en fonction d’une grille d’analyse et les idées qu’on peut en tirer. Et cela ne va pas de soi à l’écrit, alors que sur le graphique, on peut montrer en parlant ce qu’on fait, on peut poser, un à un, les objets et, il suffit de faire un pas de recul pour en voir la synthèse ! Je simplifie un peu, bien sûr, mais c’est ce plaisir-là qui me fait penser que ça vaut le coup de faire tout ce travail sur les modèles graphiques.

LE PLAISIR DE LA MANIPULATION
Mon plus grand plaisir est de les voir, sur base d’une courbe de cout total, en déduire les courbes de cout marginal, en traçant des tangentes le long de la courbe, à les voir expliquer l’évolution de la moyenne en suivant l’évolution de la pente de la droite passant par l’origine, et à montrer le taux de croissance avec la pente de la tangente à la courbe, à comprendre que c’est aussi la valeur de la dérivée... Et que donc, tout ça peut se voir.
On peut en suivre l’évolution sans les calculer. On peut donc en tracer la courbe, en voir le minimum, com- prendre le lien qui lie les valeurs marginales aux valeurs moyennes. Voir, ensuite, que la surface sous la courbe de cout marginal est en fait la valeur du cout total. Que cela revient à calculer la valeur de l’intégrale, soit à faire le chemin inverse de celui qu’on a fait avec la dérivée.
Les profs de math sont souvent étonnés quand je leur explique cela, parce qu’ils ont l’impression d’avoir fait cela avec les élèves. Ceux-ci me disent qu’en math, ils ne font pas la même chose. Ils font des calculs sur base d’équations qui représentent des fonctions, mais ces fonctions ne se sont jamais matérialisées en objets à manipuler. Il n’y a donc aucune raison d’essayer de comprendre ce qu’on fait. C’est une procédure qu’on applique et qui mène à un résultat. Parfois, après, on montre que ça peut représenter « des choses », mais ça sert d’illustration, pas d’objet mathématique de travail.
Dans le cours d’économie, on ne fait jamais de calcul, et je ne suis pas sûr que ça puisse d’ailleurs les aider à mieux faire leurs calculs au cours de maths. Mais on circule sans cesse du modèle graphique à ce qu’il signifie du point de vue économique, on trace et on manipule des courbes, des droites, des tangentes, des points d’inflexion et on les fait parler « économie ».
Mais qu’est-ce que c’est dur après de revenir à l’écrit pour expliquer tout cela !