Le livre « Supports pédagogiques et inégalités scolaires », publié sous la direction de Stéphane Bonnéry étudie les processus de construction des inégalités de transmission-appropriation liés aux supports pédagogiques. Il s’intéresse à l’évolution des formes de raisonnement sollicitées au cours du temps. Il pointe aussi les apprentissages nécessaires et les attitudes péda- gogiques qui devraient permettre de continuer à faire réfléchir les élèves sans accentuer les inégalités.
Les auteurs se livrent à la comparaison historique de différents manuels et établissent que les supports évoluent vers des formes de travail moins mécaniques que par le passé, sollicitant davantage la réflexion et la concep- tualisation de l’élève.
« Les manuels anciens s’adressaient à un élève pris par la main, supposé retenir. Ils sont caractérisés par une énonciation linéaire du savoir, une pré- sentation narrative et simplifiée des savoirs, un cadrage étroit de l’activité de l’élève. Les manuels actuels sollicitent pour construire le savoir, une articula- tion requise de textes et de documents hétérogènes, parfois interdisciplinaires, plus conceptuels et complexes. » On observe dans les classes que lorsque le cadre est flou, bien des élèves s’embrouillent, comparent des choses inap- propriées et n’identifient pas les informations à mettre en relation, utilisent les raisonnements et les savoirs qui leur semblent les plus évidents selon leur vécu familial, ce qui contribue aux inégalités.
Aujourd’hui, on fait appel au raisonnement inférentiel et déductif de l’élève, mais les sauts cognitifs sont plus difficiles à faire que dans le passé et sont peu guidés par les enseignants.
Le problème n’est pas que les manuels actuels sollicitent la réflexion, mais que celle-ci, les connaissances pré requises et les dispositions langa- gières soient considérées comme des évidences.
Les dispositions culturelles, langagières et cognitives sollicitées par les manuels actuels seront généralement acquises dans les milieux favorisés, avec ou sans l’école, ce n’est souvent pas le cas dans les milieux populaires. A l’enseignant alors de les construire afin que tous les possèdent.
Tous les enseignants perçoivent-ils qu’il y a un « apprenant supposé du manuel » : « un élève qui sait que les indices fournis doivent être rapportés aux critères précis de la question posée, et “ filtrés” à partir de la question tacite qu’on sait présente et à découvrir ? » Les enseignants sont-ils tous conscients des implicites contenus dans les supports pédagogiques qu’ils utilisent et des inégalités d’apprentissage qui en découlent ? Invitent-
ils à la verbalisation de ce qui n’est pas écrit, mais qui doit être formulé pour construire le savoir ? Quelle est leur attitude lorsque les élèves sont confrontés à des difficultés d’utilisation de ces supports ? Diminuent-ils leurs exigences pour les élèves s’écartant du modèle d’apprenant supposé, renvoient-ils la difficulté vers les familles ou non ?
Depuis les années 1950, la littérature jeunesse est devenue complémen- taire des manuels pour l’enseignement de la lecture. Mais de même qu’il y a un « apprenant supposé du manuel », il y a un « lecteur supposé des albums jeunesse », aujourd’hui véritable enquêteur. On est passé d’albums où le texte et l’image étaient redondants à des albums dont les clés de lecture ne sont pas immédiatement accessibles, supposent des mises en relation d’indices à trouver dans le texte, mais aussi dans la typographie, les images, la mise en pages. Le lecteur supposé n’est plus un enfant accompagné d’un adulte qui lui lit un texte, c’est un enfant aidé par un adulte, complice dans une lecture partagée, qui l’aide à décoder, formuler les non-dits et les conclu- sions équivoques. Selon S. Bonnéry, les familles populaires semblent possé- der moins d’albums et des albums plutôt explicites qui mobilisent de telles dispositions. Si ces dispositions sont supposées avoir été acquises dans les familles alors qu’elles doivent encore être construites chez les élèves, cela entrainera des difficultés d’apprentissage. L’école doit développer ce mode de lecture qui n’est pas présent dans tous les milieux familiaux, mais qui est essentiel, dès le plus jeune âge, à la poursuite des études.
En Belgique, le retour à l’utilisation de manuels a été chaudement en- couragé. On peut se demander si le choix de l’un ou l’autre manuel par les écoles tient compte des inégalités scolaires que leurs inégalités d’appro- priation pourraient entrainer.
S. Bonnéry (sous la direction de), Supports pédagogiques et inégalités scolaires, La dispute (coll. L’enjeu scolaire), 2015.