L’institution scolaire exige de ces jeunes ce qu’elle est incapable de leur proposer : un projet d’avenir. Elle exige d’eux ce qu’elle est même incapable de réaliser pour elle-même : (re) prendre la maitrise de son destin...
« Ce n’est pas la fin du monde », un enseignant qui s’évertue à motiver des élèves qui s’évertuent à le démotiver, c’est banal, ça arrive tous les jours dans des centaines de classes en FWB (et ailleurs). Nous avons lu cette situation, et donc posé le problème, comme une combinaison d’incapacités cumulées à se donner un petit bout de projet commun dans une surenchère de mise à l’épreuve de l’autre pour (ne pas) y arriver.
À contre tant
Hors du temps, en attendant la fin du monde, ou totalement dans l’instant comme s’ils avaient les cheveux en feu, ces jeunes évoluent dans un temps qui n’est pas le nôtre. Ils peuvent s’enflammer pour ou contre la prédiction des Mayas et la minute suivante remballer le prof qui vient avec un documentaire ou un texte sur la question. L’enseignant se dit qu’en partant de leurs questions, ils pourront se mettre en projet de chercher et d’apprendre sur ces questions. Mais la question à peine posée, ils se remettent en stand-by ou se réenflamment pour un SMS qui vient d’arriver ou pour la remarque d’un voisin. Et le jeune prof se dit que, cette fois, avec ce SMS ou cette remarque, il va pouvoir rebondir et imaginer un nouveau projet qui réponde cette fois, oui, vraiment, à leurs préoccupations.
Pour ces jeunes, c’est comme s’il n’y a pas de passé et pas d’avenir. Seul l’instant présent compte. Pour l’enseignant, le présent n’est que la préparation de l’avenir. Il attend des jeunes qu’ils se mettent en projet. Bénevent [1] parle d’un temps scolaire cumulatif, où chaque expérience s’enrichit de la précédente et enrichit la suivante, qui aurait cédé la place à un temps substitutif, où chaque objet de jouissance se substitue au précédent, une substitution que le pouce actionne. Entre un passé de merde et un avenir de merde, pour ces jeunes, autant exploser dans l’instant...
Tant perdu
Et presque dans chaque classe avec presque chaque enseignant dans ces écoles, c’est les deux mêmes scénarios. Des enseignants qui s’épuisent à chercher une motivation, une mise en projet de ces jeunes pour qui cette attente n’a aucun sens, ne signifie rien, n’oriente vers rien et n’a aucune valeur à leurs yeux. Des enseignants épuisés qui ne cherchent plus aucune autre motivation et accompagnent la mise en attente de ces jeunes en essayant simplement d’éviter les explosions.
Et presque aucun enseignant dans presque aucune école ne décide qu’il est temps d’arrêter, temps de chercher autre chose, une autre façon collective de travailler et d’enseigner, une autre façon d’envisager le temps et de l’organiser. Temps d’arrêter de perdre un temps fou pour essayer d’en gagner. Temps d’arrêter de juxtaposer des tranches de boudin sans se préoccuper du boudin entier et encore moins de l’eau (de boudin). Temps de subir une organisation du temps dont plus personne ne sait d’où elle vient. Temps d’arrêter d’exiger de ces élèves ce que ni les enseignants ni l’école ne sont capables de faire eux-mêmes : reprendre du pouvoir individuel et collectif sur son temps de travail.
Tant programmé
L’école attend d’objets déplacés par tranches de 50 minutes qu’ils deviennent par miracle des sujets autonomes. Si l’hypothèse explicative des difficultés de ces jeunes et de l’école à travailler avec eux est bien cette question de rapport au temps, alors c’est bien le temps qu’il s’agit de travailler avec eux en priorité. Et le temps, la gestion du temps, la structuration du temps, la capacité à différer (ne pas exploser dans l’instant) et à anticiper et programmer (ne pas se mettre en stand-by), tout cela ne s’enseigne, cela se vit et cela s’apprend en le vivant, exactement ce que l’école ne fait pas.
Tout ou presque dans l’école est programmé sans la participation des enseignants et encore moins des élèves. Comment arrêter cela et faire de la classe un collectif qui gère, organise et planifie son temps ? Comment faire participer les élèves à cette organisation collective du temps ? Il faut au moins qu’un nombre suffisamment important d’enseignants le veuillent et acceptent d’y consacrer... du temps.
Tant gagné
Organiser ensemble la journée, organiser ensemble la semaine, le trimestre, l’année. Doucement, progressivement. Encourager les projets individuels et les accompagner. Susciter et imposer des projets collectifs en distinguant clairement les temps nécessaires à leur réalisation (temps de décisions collectives, d’apprentissages individuels, d’information commune, de productions individuelles et collectives...). Gérer ensemble ces projets : ce qui a déjà été réalisé quand, où et par qui, ce qui est fait maintenant, où et par qui et ce qui doit être réalisé pour quand, où et par qui.
Gérer ensemble les apprentissages : identifier ce qui a déjà été travaillé quand et où, ce qu’on travaille ici et maintenant et ce qu’il faut travailler et mémoriser pour quand et où. Gérer ensemble la vie collective et les relations dans la classe et dans l’école, les félicitations, les critiques, les plaintes, les demandes, les propositions, celles qui ont été faites et comment elles sont suivies, celles qu’on fera quand, où et qui à qui.
Et pour tout cela, il faut savoir à quoi se référer pour se situer. Permettre une visualisation des activités passées, présentes, et futures. Ce travail d’affichage, de construction et d’usage de plannings collectifs et d’agendas personnels organisant les lieux et les temps, c’est bien plus que la seule tenue d’un « journal de classe » comme simple objet de contrôle.
En vivant tout cela, c’est deux capacités, bien opposées à l’air du temps et indispensables aux apprentissages et à la vie sociale qui sont travaillées : la conscience du présent, de ce que je vis et de ce que je me vois et ressens vivre, la concentration dans l’activité présente, et, à la fois, la capacité à sortir du présent, à différer même ce qui m’apparait urgent parce que ce n’est ni le lieu ni le moment, et à anticiper même si cela ne m’apparait pas urgent parce si je ne le prévois pas en temps et lieu, cela n’arrivera pas.
Bref, faire avec les grands ce qu’on devrait déjà faire avec les petits dans les classes maternelles, faire ou refaire comme dans les classes Freinet et PI et dans les tristement disparues « classes-ateliers ».
*Rebond* du texte : - Ce n’est pas la fin du monde, Gaëtan Bottin.
[1] Raymond Bénevent est philosophe et psychanalyste. Lire « Discordances de temporalité dans les dynamiques collectives », « L’idéologie de l’immédiateté ». En ligne https://lc.cx/4jnG