Et si le plus compliqué résidait dans la vertigineuse charge mentale, moteur de la passion dévorante du soi-disant plus beau métier du monde ? L’école, pleine de jeux éreintants ? J’en redemande, du sable plein les dents.
L’enseignant le sait, cela ne s’arrête jamais, le cerveau a tendance à bouillir le jour et souvent la nuit, tout le temps, partout. Au supermarché, devant la télé, en vacances et, bien sûr, à tous les étages de l’École. Si bien que je peux penser en même temps carottes et graphiques, série Netflix et élève gangster, soleil, plage et crème scolaire, réforme politique et contrôle des prépas. Je l’avoue, je ne me défais pas facilement de mon job, l’école est en moi et ça chambarde. Et si j’ai l’impression de glisser, alors j’essaie de ne pas oublier que c’est amusant et dangereux à la fois.
Yahouu !
Et de recommencer. Il faut que je me le rappelle. Je me marre tout de même bien. Si mentalement, on est en surrégime, le moment où, sonnerie retentie, j’empoigne le sac et je me dis « C’est parti ! » pour la énième fois sur la journée est un bon moment. Stressant. Boule au ventre. Affamé d’y retourner comme un boxeur dans son coin, pas encore tout à fait K.O., prêt à remonter sur le ring. Parti pour retrouver de super jeunes pas forcément prêts à se battre, ni contre vous ni contre eux-mêmes. Pas si facile d’enfiler les gants pour se transformer à coups d’apprentissages. D’autant que les élèves du qualifiant ont souvent déjà été mis au tapis en histoire, géo ou français pour des cours à deux ou quatre heures au mieux, qui ne font pas le poids. Certains collègues des travaux pratiques, anciens jeunes passés par là, pensent d’ailleurs comme les élèves. D’autant que la réforme du qualifiant a ajouté des heures de cours généraux au détriment de leurs cours de pratique, qui n’ont pourtant changé ni d’exigences ni de programmes.
Avec le temps, j’ai de moins en moins de violence dans mes classes, rarement des impolitesses ou des rébellions. La classe jette l’éponge de prime abord sans doute parce qu’elle sait que le jeu est largement pipé et qu’il y a d’autres dangers plus prégnants que les risques naturels dans le monde du cours de géo. Souvent, le jeune pianote, papote, s’excuse très poliment avec une pointe de pitié pour vous et vos stratagèmes puis recommence juste après, ou se couche et décompte le temps. Je dois déployer une énergie folle pour les (r) éveiller, les intéresser, les rendre actifs et accepter dès lors, de temps en temps, de prendre un uppercut lorsque toute l’énergie adolescente se met en route. Mais mon cours n’est absolument pas la priorité dans leur journée ni dans leur vie. Dans leur tête comme dans la mienne, l’ici-maintenant et l’ailleurs-avenir se rentrent dedans. Si le challenge m’est amusant, il n’existe que pour moi. Je sors de certaines heures, fatigué et groggy. Alors au fil des rounds et des remises en question, le moral finit par être atteint.
À l’envers !
Refuser ce glissement dangereux s’apparente à tenter de remonter le toboggan, à modifier les règles, quitte à se prendre le collègue dans les jambes. Drôle, douloureux et énergivore aussi ! Il s’agit, par exemple, d’essayer de rendre le métier plus collectif, de créer des équipes de profs, d’envisager de lutter contre et dans la machine institutionnelle afin de se sentir moins seul, de s’entraider, de déposer ses atermoiements, de coconstruire de nouveaux projets, de nouveaux cours, de se décentrer et retrouver une fraicheur mentale en aiguisant ensemble des analyses professionnelles.
Mais trouver du temps et de l’espace dans la grille horaire et son rythme militaire implacable, ses sonneries d’usine qui cloisonnent aveuglément les disciplines et les gens reste un défi. Y ajouter 60 heures par année de travail collaboratif et obligatoire fait au mieux sourire tant l’organisation du système et notre manque de formation collaborative nous laissent peu de marge et d’énergie.
Et pourtant, de temps en temps, on se retrouve volontairement sur un temps de midi, mauvaise herbe entre les pavés, sandwich à la main, à essayer d’exister ensemble entre deux portes, deux cours, deux préoccupations solitaires, avec l’impression dérisoire de révolutionner la plaine de jeux.
La solution de repli est évidemment envisageable et peut-être même après tout, mentalement souhaitable : si j’allais donner cours comme si de rien n’était, en me disant que tout va bien, la porte fermée ? Puis, si ça va mal, je biffe les mentions inutiles au gré des évènements, c’est forcément de la faute de la direction, des élèves, du collègue, des parents, de la société, voire… chuuut… de mon incompétence. Et de glisser sur la pente très lentement en poussant des yahouuu pour faire semblant que c’est grisant.