Tous matheux ! Qui veut vraiment lutter contre l’analphabétisme mathématique ?

On estime qu’en Communauté française Wallonie-Bruxelles, un adulte sur dix vit dans l’analphabétisme, c’est-à-dire ne sait pas lire ou écrire un texte simple en lien avec la vie quotidienne.

À quel pourcentage arriverait-on s’il s’agissait de vérifier la lecture et la compréhension de situations quotidiennes qui relèvent plutôt des mathématiques ? Il ne m’étonnerait guère que cela atteigne 20 %, voire plus. Tout dépend de ce qu’on considère comme des savoirs de base en mathématique. Mais, à ma connaissance, il n’y a pas d’étude à ce sujet. Il n’existe pas de mot non plus pour nommer celui qui n’est pas familier avec les notions de base en mathématique. Cela signifie-t-il que le phénomène ne préoccupe pas grand monde ?

Il s’agit pourtant d’un véritable fléau dont on peut prendre la mesure dans tous les milieux et qui prend des formes diverses dans la vie sociale : panique à bord dès qu’on montre des graphiques, refus de s’intéresser à une situation dès qu’elle comporte des données numériques ou, au contraire, confiance aveugle dans les chiffres annoncés, erreurs grossières d’interprétation des statistiques dans de nombreux articles de la presse quotidienne…

Et quand on creuse un peu, la rengaine est toujours la même : « Les mathématiques, c’était ma bête noire. », « Je vois encore le professeur faire les exercices sans que j’y comprenne rien. », « Mon père n’y comprenait rien non plus, cela ne l’a pas empêché de bien vivre. »
Les générations se succèdent et rien ne s’arrange. Le langage mathématique semble devoir être inaccessible à une partie des humains. Et on perpétue ainsi la croyance qu’il y en a qui sont faits pour ça, et d’autres qui n’ont qu’à s’intéresser à l’art et au sport. Cela en arrange sans doute plus d’un de disposer ainsi d’un moyen simple de sélection et d’élitisme, que ce soit dans le cadre de l’organisation du système scolaire ou de la société tout entière.

Pourtant, nous ne pouvons nous résoudre à cette fatalité. Accepter l’analphabétisme mathématique, c’est priver une grande partie de la population de la compréhension et donc de la possibilité d’action sur des pans entiers de préoccupations humaines. Cela laisse le pouvoir aux quelques-uns qui ont le bagage scientifique de décider et d’agir pour tous ou, pire, à ceux qui ne l’ont pas de décider sans avoir pris en compte un certain nombre d’aspects.

Cela se passe ainsi

Nous faisons le constat indécent que bien des jeunes sortent du secondaire sans être capables de résoudre un problème de proportionnalité, d’interpréter un graphique ou de comprendre une probabilité simple. Et pourtant, des cours de math, ils en ont eu (dans l’enseignement de transition, du moins !). De l’algèbre, ils en ont fait à revendre et le calcul des limites ne devrait pas avoir de secret pour eux.

En réalité, tout cela n’a servi qu’à sélectionner ceux qui vont en faire un usage économique ou scientifique et à dégouter les autres, voire à augmenter leur mésestime d’eux-mêmes. Et cela commence très tôt. Pour certains, dès la maternelle, quand ils n’arrivent pas à reconnaitre les schèmes de quatre ou de cinq sur les dès.

Mais c’est en première année primaire que les choses peuvent prendre un tournant décisif. Avez-vous déjà réalisé la plongée dans l’abstraction qui est exigée d’un enfant de six ans pour comprendre ce que signifie cette langue étrange qui prend des formes comme « 3 + 4 = 7 » ou « 3 x 4 = 12 ». Pour décoder ce langage, il faut non seulement avoir bien compris ce que sont les nombres hors contexte et leur écriture, saisir qu’il y a des histoires où on met des collections dans un même paquet et qui se traduisent par une addition notée « + » et d’autres histoires de paquets identiques qu’on répète un certain nombre de fois et qui se traduisent par une multiplication notée « x ».
Si tout ce qui précède peut déjà être source de grandes difficultés, que se passe-t-il dans la tête de l’enfant quand il doit comprendre et différencier les expressions « 7 – 3 = … » et « 7 – … = 3 » qu’on retrouve dans la plupart des manuels de première année à l’état brut ?

C’est ainsi qu’au fil des obstacles épistémologiques rencontrés et non pris en compte dans l’apprentissage, de plus en plus d’élèves abandonnent la quête de sens, celle qui en principe, devrait faire briller les yeux des écoliers. Ils passent de l’apprentissage des mathématiques à la quête de quelques formules « mathémagiques » à retenir pour tenter de s’en sortir à bon compte.

Mais pourquoi donc ?

Même si, depuis une trentaine d’années, on peut noter une tendance forte, dans les programmes et manuels, à s’appuyer sur des situations avant de plonger dans l’abstraction, on présente encore beaucoup trop rapidement aux élèves des symboles, des formules et des définitions comme s’il s’agissait d’évidences accessibles à tous, et cela, à tous les degrés d’enseignement.

La plupart de ceux qui enseignent les mathématiques méconnaissent grand nombre des difficultés liées aux contenus enseignés, comme dans l’exemple décrit ci-dessus.
Loin de moi, l’idée de rendre les professeurs seuls responsables de cet état de fait. C’est tout un système qui est en cause. De nombreux instituteurs, rencontrés en formation, avouent sans honte avoir choisi ce métier pour mille raisons autres que l’enseignement des mathématiques, se sentant très peu surs d’eux dans ce domaine à la sortie des études secondaires. Et ce ne sont pas les quelques cent-quatre-vingts heures de mathématique (et de didactique) étalées sur trois ans en haute école pédagogique[1]Ce qui correspond en moyenne deux heures de cours par semaine.
qui peuvent combler ce manque. Cet enseignement peut leur donner quelques balises méthodologiques, mais aucunement une vue d’ensemble de la construction d’une pensée mathématique et des difficultés d’apprentissage inhérentes à celle-ci.

Une fois en classe, la plupart d’entre eux se débrouillent au jour le jour, en s’appuyant sur leur vécu, leurs collègues et les manuels sans trop se soucier des programmes d’ailleurs. Or, quasi tous les manuels ne prennent pas plus en compte que les enseignants la nécessaire progression dans la construction de l’abstraction. Ils présentent, le plus souvent, une succession hybride d’exercices dont on ne perçoit ni les liens entre eux, ni la construction du sens.

Si le fil rouge est déjà difficile à détecter à l’intérieur d’une même année, il est encore moins visible d’une année à l’autre. Alors que l’exigence est forte auprès des équipes d’installer une continuité dans les apprentissages mathématiques, aucun outil ne leur est proposé pour accompagner ce travail. Chacun est livré à lui-même, peut y aller de sa méthode avec le matériel de son choix. Rares sont les écoles où les enseignants s’accordent sur un minimum de référents communs. Il arrive que des enseignants de première année ignorent tout à fait le travail réalisé avec grand soin par leurs collègues de maternelles et cela se reproduit régulièrement d’une classe à la suivante. Et pour ceux qui, malgré tout, tentent de travailler à cette continuité, il n’existe pas de méthode sérieuse et validée sur laquelle s’appuyer.

Et comment donc !

Et pourtant, nombreux sont les enseignants-chercheurs qui ont observé et écouté les élèves de tous niveaux, cherché à comprendre comment ils réfléchissent et ce qui fait obstacles et, par la suite, travaillé à la construction de séquences d’apprentissage de mathématiques porteuses de sens. Tout ce magnifique travail, réalisé dans plusieurs pays depuis des dizaines d’années, est publié et connu mais n’a pas conduit, jusqu’aujourd’hui, la Communauté française à choisir une politique de formation dont la visée serait de rendre tous les enseignants capables de faire entrer tous les élèves dans une culture mathématique de base.

S’agit-il d’un choix délibéré ou la plupart de ceux qui pilotent le système sont-ils eux-mêmes des analphabètes mathématiques ? Quoi qu’il en soit, il reste à espérer que, dans la perspective annoncée d’un allongement des études des futurs enseignants, il y ait suffisamment de voix qui fassent entendre l’urgence de se donner les moyens de sortir de l’analphabétisme mathématique.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ce qui correspond en moyenne deux heures de cours par semaine.