Explorer les multiples facettes d’un livre, d’une collection, pour aborder tout ce qui fait la langue, ses complexités, ses possibles…
Paroles de Dominique de Dominique Gobert recueillies par Sandrine Dochain
Sans l’espace bibliothèque, ma classe s’écroule. Les livres ont une place de choix dans mon travail avec mes élèves de deuxième primaire. Dans cette bibliothèque, il y a toutes sortes de livres : des dictionnaires (pour adultes, pour enfants, thématiques, visuels, des bilingues, de rimes, de synonymes), des livres de recettes, des livres documentaires, des livres d’art et de bricolage, des albums à compter, des abécédaires, des imagiers, des recueils de poèmes, des BD, des revues, des livres fabriqués par les élèves.
On peut trouver des contes et des albums détournés. Il y a des albums avec texte et des albums sans texte. Des livres en couleurs et d’autres en noir et blanc. Des pop-up (en trois dimensions) et des livres avec rabats ou à fenêtre. Ils sont de différentes tailles et épaisseurs. Certains cousus, d’autres collés ou en accordéon. J’ai des collections par auteur, par thème. Des livres qui datent et des nouveautés. Des livres qu’on trouve partout et d’autres qu’on ne vend que dans des librairies. Il y a aussi des livres bilingues et en langues étrangères.
Dans mon bureau, à la maison, il y a aussi plein de livres : des romans et de pédagogie. Dans mon sac, il y a toujours au moins un livre. Même si ce n’est pas toujours bien vu, oui, je suis une enseignante lectrice.
Cet article raconte ce que je fais avec la collection des Monsieur… et Madame…. Ces petits livres carrés, qui coutent 2,50 € neufs et qu’on trouve à 50 cents dans des bouquineries. On n’est pas dans la littérature haut de gamme. Les élèves accrochent à ces livres qu’ils rencontrent ailleurs, hors de l’école, dans des lieux qui leur sont familiers. Les images sont simples et colorées. Le texte a une structure qui se répète d’album en album, un vocabulaire répétitif. L’organisation, une page de texte en vis-à-vis d’une illustration, est récurrente au fil des albums. L’illustration est redondante par rapport au texte. Ce sont des albums peu résistants.
Le nom du personnage fait office de titre, ses caractéristiques physiques et son caractère sont en relation avec ce nom. Les péripéties de l’histoire et les réactions qu’elles provoquent dans la vie du personnage sont également liées à son trait de caractère prédominant. Ici, l’adjectif qualificatif devient un nom propre et un fil de sens. Cette structure récurrente, il faut l’expliciter et la nommer. Ensuite, nous cherchons dans d’autres albums les relations entre le nom du personnage, ses traits physiques et son caractère : c’est ainsi que l’on découvre le choix de l’auteur, à la base de la fabrication des livres de cette collection. On apprend à cerner les clés qui permettent d’ouvrir la compréhension de l’univers d’un auteur.
Je leur montre aussi les mêmes mots dans d’autres contextes. Les classes de mots ne sont pas des catégories figées, quels repères peut-on construire pour s’y retrouver ? Je travaille les familles de mots. Avec Madame Autoritaire, on élargira à l’autorité, une autorisation, autoriser, s’autoriser, autoritaire, autorisé, autoritarisme. On coupe la phrase en groupes de mots, on change les sujets, les verbes, les compléments. Dans un groupe de mots, on observe les relations entre les mots. J’ai construit des carnets de travail d’exercices d’entrainement en conjugaison. Avec les Monsieur et Madame, on travaille évidemment les variations orthographiques selon le genre.
On apprend à repérer dans le texte les dialogues. Qu’est-ce qui est parole directe ? Qu’est-ce qui nous donne des indications pour le jouer ? Comment repère-t-on visuellement les dialogues dans le texte, au niveau de la mise en page et des signes de ponctuation ?
Ce travail s’inscrit dans la durée. On reste dans ces albums plusieurs semaines pour avoir le temps de déployer la même compétence plusieurs fois. Au départ, c’est moi qui raconte. On va de l’oral à l’écrit. On construit des marionnettes. Je lis et les enfants jouent. Puis, ils jouent à deux. Par exemple, la rencontre. Ils ont des phrases types (Bonjour, je suis…. Et moi, je m’appelle… Que faites-vous ? Je… Et vous ? Je…) Après, ils vont improviser à partir d’une consigne, avec un incident ou un personnage qui arrive et qu’il faut intégrer dans l’histoire. Plus tard, à partir d’une trame avec des débuts de phrases, les élèves écriront des histoires. On joue souvent aux devinettes, soit trouver qui est qui, à partir d’une description du physique ou de son caractère, soit poser des questions pour trouver (celui qui fait deviner répond par oui ou par non).
On explicite les inférences que l’on peut faire à partir du nom du personnage. « Monsieur ………… aime le calme de la bibliothèque. » Il faut savoir que la bibliothèque est un lieu, et pas seulement un meuble, où il est recommandé de ne pas faire de bruit. Celui qui trouvera que c’est de Monsieur Silence qu’il s’agit devra justifier sa réponse.
En mathématiques, on construit un référentiel des formes utilisées pour faire les personnages. En analysant la composition graphique d’un personnage, on va du global (silhouette) aux détails. On se construit un vocabulaire qu’on utilisera en arts plastiques pour en inventer de nouveaux. On dit le point de vue qu’on a du personnage (de face, profil gauche, profil droit). L’imagination ne suffit pas. Je veux que tout le monde y arrive. Pour ça, il faut verbaliser, répéter et encore répéter.
On travaille différentes techniques en fonction du nom du personnage (la dentelle pour Madame Délicate, à la manière de Pollok pour Monsieur Tâche…) J’organise aussi des rallyes livres. Je prépare des paniers avec une série de Monsieur et Madame : une pour un groupe de 4 élèves. Ils ont une série de questions. Un moment de travail individuel puis confrontation en groupe. Un temps pour revoir, seul, ses réponses. Je donne le correctif que je reprends avant qu’il ne retourne dans leurs feuilles pour corriger. Même s’il peut parfois y avoir plusieurs bonnes réponses, j’ose leur imposer la mienne. Mon objectif c’est qu’ils apprennent du vocabulaire et qu’ils le mémorisent pour pouvoir facilement aller le rechercher quand ils en ont besoin. Les paniers tournent, le même jour ou un autre.
Je fais aussi du sabotage pour piéger la lecture : des tâches, des phrases effacées sur la hauteur des lettres ou à leurs bases, des phrases d’autres livres qui viennent troubler la logique du texte, des trous, le texte réorganisé en colonnes, les mots sont attachés, etc. Quand je vois que cela devient facile pour les élèves, je mets de la difficulté, pour rendre plus résistant.
Cette année, on travaillait en équipe la compréhension des consignes et j’ai proposé des exercices avec mes Monsieur et Madame et le mot Schtroumf qui remplaçait les verbes des consignes. J’utilise aussi les Monsieur et Madame pour parler du comportement des élèves. « Madame dit de moi… Je me sens comme… Je sais que je dois faire un effort, car je suis un peu comme… Comportement à arrêter… »
Les élèves ont du plaisir avec ces livres-là. Ils en apportent et, quand ils sont grands et qu’ils trient les affaires de leur chambre, ça arrive souvent qu’il m’apporte leur Monsieur et Madame pour la bibliothèque de la classe.
Je ne reste pas tout le temps dedans. Ces livres ont leur limite. D’autres livres, plus résistants, nourriront d’autres apprentissages. Ce sont les livres qui me mettent en route. Quand je tombe, en vacances, sur un catalogue de l’école des Loisirs en portugais, une idée d’activité émerge.
J’ai remarqué qu’une fois qu’on a travaillé un livre, un auteur, un personnage, les élèves vont aller lire ces livres ou avoir envie de les emprunter. Petit à petit, ils vont se détacher des livres Walt Disney pour aller vers d’autres. « Madame vous avez encore des livres comme… ». Je fais aussi émerger le désir en interdisant, par exemple, d’emprunter les livres qui sont sur le présentoir parce qu’on en aura besoin en classe. Il va falloir attendre…
Je veux bien sûr travailler le gout de lire, leur communiquer le plaisir que j’ai quand j’ouvre un livre, que je rentre dedans, que je le décortique pour comprendre l’univers de l’auteur… Partager ce que ses mots portent, comment ça résonne et raisonne en moi. Mais au-delà du gout, je veux leur apprendre à parler, à lire et à écrire. Je ne peux me contenter de lectures plaisir, ça, c’est un point de départ pas une ligne d’arrivée.