Maints périples se vivent au sein de l’école Pédagogie Nomade. L’une de ces épopées s’est produite en octobre 2009 avec un nouveau héros : le groupe d’atelier « Pyramide, tout un univers ». Un Don Quichotte qui a révélé ses désirs d’apprivoiser un monstre, au lieu d’y échapper.
Cette école recèle différents lieux dits. L’un d’eux s’appelle « atelier désir ». C’est un lieu où les élèves (tous niveaux confondus) participent à des projets ou activités qui ont été préalablement proposés et amendés par les professeurs et les élèves, au cours d’un moment ritualisé qu’on nomme « Programmation des ateliers ». Les objectifs d’apprentissage peuvent ou non correspondre à nos programmes scolaires : « Les mathématiques dans la musique » avec des objectifs artistiques, « C’est la crise ! » avec principalement des notions en économie de base, par exemple.
Ces ateliers durent 27 heures, réparties sur trois semaines, et sont encadrés par des professeurs référents. Ils doivent déboucher sur une production et une présentation publique. Toutes les conditions sont là pour apprivoiser sereinement un monstre : des projets avec des objectifs d’apprentissage désirés par les élèves, des référents pour cadrer en cas de coup dur, du temps pour apprendre et un sentiment fabuleux d’aller au-delà des cadres restrictifs des programmes.
« C’est bien beau tout ça ! Mais dans le concret, cela se passe comment ? », me dirait ce socio-pédagogue bougon qui m’a formé jadis ! En effet, des questions me taraudent le ciboulot : comment les contenus sont-ils abordés ? Quelle est la place du professeur référent et de l’élève ? Prenons l’histoire de l’atelier « Pyramide, tout un univers ». Un récit partiel et personnel d’une aventure de cinq élèves et trois professeurs.
L’entrée dans l’antre du monstre
Mardi 20 octobre. Il est 9 h. Les élèves ne sont pas encore tous présents pour ouvrir officiellement l’atelier. Je dois attendre une vingtaine de minutes avec mes collègues avant que les inscrits soient assis autour de la table. « Encore une perte de temps », me suis-je dit. Pour commencer, je lis le contrat à haute voix.
Il s’agit d’un atelier coopératif où le but de production est de construire une pyramide des savoirs « sur ce que nous dit cette forme récurrente dans l’histoire, à la symbolique si particulière ». Les contenus appartiennent à différents domaines : le symbolisme, les significations de la pyramide telles que la hiérarchie ou l’ascension, la construction mathématique des pyramides… La méthode est à décider ensemble et les compétences à identifier en fin de parcours avec l’aide des professeurs. Pour finir, j’explique que les référents n’animeront pas l’atelier. « Nous serons juste des garants du contrat, des facilitateurs occasionnels et des participants », dis-je.
Un moment de silence s’abat sur nous pendant un court instant. Je ne veux pas prendre trop la parole, mais je ne veux pas non plus les angoisser au point de les perdre dans la spirale du « libre marché » [1]. Nous en avions convenu ainsi entre référents.
Ensuite, les bouches se délient passionnément. D’abord les élèves et ensuite tout le monde : « Nous devrions construire une liste de sujets précis sur lesquels chacun choisira de travailler, dans un premier temps ! », « Et faire un planning ? », « Moi, j’ai des cours et des bouquins sur l’Égypte à la maison. », « Pourquoi ne pourrions-nous pas aller à la bibliothèque ? », « Combien de livres doit-on utiliser pour travailler ? Le contrat dit quoi ? », « Nous devons faire attention de créer des liens entre nous ! »… Je constate que les désirs de chacun partent dans tous les sens : certains se dirigent vers les procédures, d’autres vers la production. Je propose pour cette fois de prendre la présidence, c’est-à-dire de synthétiser les propositions et d’aider le groupe à choisir une ligne de conduite commune. Un de mes collègues prend la responsabilité d’écrire nos décisions. Les prochaines fois, ce seront les élèves.
Des décisions communes se prennent sous forme de planning pour la 1re semaine : d’abord, lister les sujets sur lesquels chacun veut travailler, prendre le temps d’aller chercher des informations sur Internet et dans la bibliothèque de l’école, aller à la bibliothèque de Malmedy, organiser le trajet en fonction des lieux d’habitation de chacun, commencer à chercher des informations en fonction de notre sujet, disposer d’un « ça va/ça va pas » cinq minutes à la fin de chaque temps d’atelier. Et pour la 2e semaine ? « Très certainement un travail sur le contenu… Nous verrons bien où nous en serons lundi prochain », dit Marc. Ainsi, bon nombre de désirs sont placés dans un cadre décidé ensemble. La semaine se passe comme elle avait été prévue.
Des délices et des hics
Le mardi 27 octobre, Elia s’est engagée à présider l’atelier mais elle n’est pas présente ce matin-là. De manière générale, Elia éprouve des difficultés à s’investir dans l’école et dans les apprentissages. Ces difficultés se manifestent notamment par des absences répétées. Cependant, durant la première semaine d’atelier, elle a manifesté sa forte motivation par rapport à cet atelier et sa volonté d’y prendre une place active. Cette volonté s’est notamment traduite par sa proposition de prendre la présidence ce jour-là. Tout le monde râle d’autant plus qu’une autre élève est absente, Maelle.
Cathy prend alors la présidence. Elle n’est pas très rassurée et semble légèrement énervée par les absences. Elle demande l’ordre du jour et quelques points s’écrivent au tableau : « Travail de chacun, où en est-on ? », « Quelle forme de pyramide à construire », « Ça va/ça va pas ». Les désirs pointent leur nez et le groupe s’organise.
Le jeudi 29 octobre, les deux absentes sont de retour. Je demande un point à l’ordre du jour : les absences. Je rappelle, en tant que référent, le contrat d’école qui précise que toute absence doit aboutir à une réparation si celle-ci gêne le groupe. C’est le cas pour Elia et Maelle. En effet, mon rôle de référent est de faire en sorte que chaque élève (re)prenne une place dans les processus d’apprentissage. Elles acceptent les propositions : faire une présidence le mardi suivant avec mon aide pour Elia ; s’engager à faire et envoyer le planning des trois semaines à tout le groupe pour Maelle (pointée du doigt parce qu’elle n’a toujours rien montré de son travail). Le résultat de la négociation semble apaiser le groupe. De mon côté, je crains encore, de la part d’Elia et de Maelle, la résignation ou la fuite.
Ensuite deux groupes s’organisent : l’un pour construire la pyramide, l’autre pour lire les textes de chacun et rechercher les liens entre tous. Un comité de rédaction s’est donc formé avec moi, Elia et Marc. Dans l’ensemble, nous constatons que des liens forts peuvent se créer entre nous, mais que des améliorations importantes doivent s’envisager pour chaque texte : aller à l’essentiel, développer certaines notions, construire le texte avec des paragraphes distincts, construire une bibliographie, éviter le recopiage ou le copier-coller… Le travail coopératif prend tout son sens.
Un monstre apprivoisé ?
La dernière semaine nous oblige à laisser notre Don Quichotte seul face à l’aventure. En effet, deux journées pédagogiques contraignent les référents à ne pas être présents. Le groupe atelier est ainsi livré à lui-même et ce n’est pas sans nourrir quelques inquiétudes quant à la finalisation du projet.
Effectivement, la résignation s’installe un moment chez les élèves, le groupe semble se disloquer. Mais mes collègues prennent du temps pour les guider dans leur tâche et les aider à mener tant bien que mal le projet.
Au final, la pyramide d’exposition est présentée fièrement dans la grande salle de l’école avec les contenus de chacun présentés sur les faces latérales intérieures. Cependant, pour moi, des bémols subsistent dans cette histoire.
1. À la présentation publique du jeudi 12 novembre, Elia et Maelle n’étaient pas présentes. Elles n’ont pas non plus rendu leur texte considérant qu’elles avaient fait leur part de boulot « pour elle-même ».
2. Je pense que les textes devaient être retravaillés. Certains élèves n’ont fait que du copier-coller ou du recopiage, d’autres ont construit des notions de manière approximative. Quant aux liens entre les textes, ils étaient peu visibles.
Ainsi, fallait-il « laisser faire » [2] au nom du libre épanouissement personnel ou ne pas hésiter à poser un « non » de référence pour assurer une cohésion de groupe et une exigence dans les apprentissages ? C’est souvent en ces termes que sont posées les questions soulevées par le projet Pédagogie Nomade.
Cependant, je ne formulerai pas la question avec un « ou », mais avec un « et » : comment faire les deux ? En effet, pour moi, une des missions premières de l’enseignant est de faire en sorte que l’élève apprenne selon un cadre de référence et qu’il s’épanouisse librement. Si l’enseignant accepte sa mission, il ne peut qu’exercer une certaine violence symbolique en ce sens qu’elle met l’identité de l’apprenant en danger. Mais il doit veiller à l’exercer le plus possible dans l’intérêt de l’apprenant.
Autrement dit, ce n’est pas parce qu’un élève désire travailler sur un sujet en coopération que le professeur référent doit accepter des travaux de mauvaise qualité ou des transgressions aux règles de l’école.
J’ai tenté de continuer d’assumer, par la suite, cette mission en utilisant les temps de remédiation. « Il s’agit de créer du lien entre les travaux individuels et d’approfondir les contenus. Nous n’avons pas respecté ces objectifs du contrat », ai-je dit. Presque tout le groupe-atelier était présent. Mais, au fur et à mesure, Elia et Maelle se sont absentées. Une autre question s’est alors posée : quel est le sens des ateliers pour elles et quel est le poids de ce lieu dans la réussite de l’élève à l’école ?
Tel Sancho Panza, écuyer cheminant aux côtés de son maitre, la mission des professeurs référents est donc de le détourner par moments de ses moulins à vent pour qu’il se mette en quête du monstre.