Dès 12 ans, les jeux seraient faits, la filière scolaire déjà tracée, et par-là la future profession, le statut social… La faute à une école profondément inégalitaire, en termes accessibilité et de chances données à tous. Une révolution des esprits et du système scolaire s’imposent.
Je m’exprime ci-dessous en tant que présidente de Changement pour l’égalité, Mouvement sociopédagogique, devenu entre autres, interface entre familles, associatif, école. Je parle aussi nourrie par plus de 25 ans de vie et d’enseignement dans un quartier populaire et parmi les plus pauvres de Bruxelles.
Je ne déploierai pas tout ce que notre mouvement met dans « pour l’égalité ». Mais un tout petit arrêt quand même : vu la distribution inégalitaire des ressources tant matérielles que culturelles, nous faisons partie de ces mouvements sociaux qui luttent contre la perpétuation de ces inégalités malgré les affirmations de principes dites ici et là de volonté d’égalités.
Pour ce qui concerne l’école, on a souvent parlé d’égalité de chances, d’égalité d’accès, d’égalité de résultats… « Chances », à CGé, nous n’aimons pas trop ce mot qui a l’air d’en faire une question de hasard, alors qu’il est souvent question de choix (d’un système, du maintien d’un système… ou d’autres choix, politiques et pédagogiques).
« Accès ». La simple égalité d’accès n’est pas assurée si l’on en croit les propos souvent recueillis parmi les publics défavorisés, en plus ou moins grande pauvreté : ils se plaignent toujours du coût de la scolarité. Cette barrière-là, est la plus visible à laquelle ces familles se heurtent : la non-gratuité.
Elles ne sont souvent que peu conscientes des autres barrières : par exemple les inégalités quant aux rapports aux savoirs et à ce que l’école en fait : en gros, les ignorer.
Et quand elles les pressentent, elles s’en culpabilisent et se taisent, ou pensent que le meilleur pour leur enfant c’est d’être dans le même rapport aux savoirs que les enfants des familles favorisées, ce qui ne peut pas se faire à coup de cours particuliers ou de travail toujours supplémentaire, dans et pour les écoles de devoirs ou les lieux de remédiations privés.
C’est une autre forme d’inégalité d’accès, et en plus une inégalité quant aux possibles résultats.
Cgé continue de travailler contre ces diverses inégalités, prônant au moins, par exemple, une entrée réussie de tous les enfants dans la culture écrite, qui est autre chose que seulement un code.
Destin scolaire
Quand j’enseignais en 2e professionnelle, j’ai réalisé via les paroles, positions, réactions des élèves, qu’elles étaient dans une accumulation de dominations sociales et scolaires… Je disais toujours qu’elles étaient dominées cinq fois : comme enfants de parents aux professions d’exécutants, ayant encore ou n’ayant plus d’emploi, souvent analphabètes ou peu scolarisés ; comme enfants de parents issus des migrations ; comme élèves n’ayant que peu droit au chapitre parce que dites « sauvages » ; comme élèves du professionnel où elles n’avaient pas choisi d’être ; comme filles. On pourrait même ajouter une 6e forme : comme jeunes toutes réunies dans une même classe économico-socialement homogène, une même école pareillement homogène, un même quartier…
Dans pareille situation, quelle égalité ? quelles différences (parce que le combat pour l’égalité n’équivaut pas à ne pas prendre en compte les différences), quel changement ?
Je peux témoigner de beaucoup de travail et d’engagement avec les associations du quartier, les mouvements pédagogiques, d’autres mouvements, pour de l’émancipation des élèves, pour tenter de l’ascension sociale, en fidélité aux racines toutefois… Mais dans un tiraillement qui est resté présent : les jeux étaient quasi faits à 12 ans… Vers quoi aller alors ? Certains étaient dans une telle révolte, les enseignants peu équipés pour les accompagner que se profilaient aussi les exclusions, l’enseignement spécial, l’alternance , appelée par les élèves « la poubelle de la poubelle » dont certains disaient en même temps qu’ils étaient plus à l’aise là que dans telle « école de bourges » dont ils s’étaient fait exclure pour comportement.
Pourquoi « ça » n’avance pas assez ? Pourquoi trop d’enfants et de jeunes de ces quartiers sont en décrochage, ratent, sortent avec un maigre bagage ?
Des enseignants mettent des pansements… Ils tentent des « lève toi et marche », les accompagnent, en se faisant solidaires, en faisant de la dignité avec ceux-là considérés comme indignes… ! Mais dans le système pas vraiment conçu pour une telle démarche, il va plutôt garder chacun à une place quasi assignée… Certes, certains s’en tirent, « s’en sortent », comme on dit… Mais à quel prix ? Sortent de quoi ? Trouvent de l’emploi où ? Quand ils portent tel nom, en plus ? Ce sont toujours les mêmes qui ont à « se lever et à marcher » !
Avec blessures sociales et effets et pansements dessus ! Et quoi dessous ?
Trop de sparadraps
Pourquoi donc l’écart persiste-t-il si fort entre pauvres et riches en matière de parcours scolaires ? Quelques hypothèses peuvent être formulées.
1) Parce que le point de départ de nouveaux dispositifs se fait trop peu depuis le point de vue des premiers concernés : les familles populaires et pauvres, ainsi que ceux qui travaillent avec eux.
Chez ceux qui lancent et dirigent des réformes (par exemple, plus de remédiations directes) et chez ceux qui essaient de les réaliser, il n’y a pas vraiment grande conscience (et/ou volonté) du nécessaire bouleversement d’habitudes, de réflexes, de « ça va de soi », parce qu’ils ne semblent pas utiliser les outils (entre autres rassemblés par les chercheurs officiels et de terrain) qui permettent d’analyser comment se perçoivent et se passent l’école et les apprentissages, pour des personnes qui sont d’un autre milieu qu’eux. Qui réfléchit aux conditions nécessaires de ce qui serait comme une révolution de la terre sur elle-même ?
2) Parce que ce qui se met en place pour tenter de réduire les inégalités n’est pas assez accompagné (il dépend surtout de bonnes volontés individuelles) ni évalué : ce fut le cas, par exemple, des dispositifs ZEP (zone d’éducation prioritaire) et c’est le cas d’autres : quelle formation et temps de concertation et suivi des acteurs concernés (enseignants et travailleurs sociaux) sont-ils donnés pour qu’on ne fasse pas toujours plus la même chose, mais qu’au contraire on fasse autre chose et autrement ?
3) Parce qu’on a peur de toucher à des fondements et à des habitudes [1]« On», c’est-à-dire les politiques, portés (ou non) par une opinion publique électrice, parmi laquelle certains sont « plus égaux que d’autres » et ont les moyens de crier plus fort. :
– par souci d’autonomie des pouvoirs organisateurs (PO), les propositions faites par les chercheurs à propos des bassins scolaires sont laissées en suspens ;
– par peur de bouleversements historiques et idéologiques, qui, pourtant, nous mettraient plus en phase avec notre temps (par exemple, bousculer le tabou de la perspective d’un seul réseau) ;
– par conservatisme ou manque d’inventions institutionnelles ou par corporatisme,
rien ne se dessine vers un tronc commun jusqu’à 16 ans ;
– par idéologie liée au système économique on est toujours dans une culture de concurrences, que ce soit dans le quasi-marché scolaire entre écoles ou que ce soit dans la classe, avec les cotations, entre les filières, avec la hiérarchisation. Ce qui ne favorise pas de réels apprentissages et touche directement d’abord les plus fragilisés socio-économiquement et scolairement.
4) Parce que le choix des contenus de savoirs (ou, à l’inverse, leur élimination, comme l’artistique dans le secondaire) ainsi que les méthodes pour se les approprier ne sont pas assez revus en tenant compte et des mutations dans la société et les cultures, et des publics divers. Si cette hypothèse vaut pour tous les publics, il n’en reste pas moins que ce sont les publics défavorisés qui sont les premiers révélateurs des manques de sens, les premières victimes aussi. À nouveau, on se demande quels dispositifs pour entendre, soutenir et accompagner les enseignants, qui pourraient être porteurs de vrais changements. Aujourd’hui, dans le premier degré du secondaire avec classes dites différenciées, qu’est-ce qui fait différence en fait ? Des collègues interrogées dans différentes écoles, à propos de mises en œuvre de ces dites différenciations, me disent : « Oh mais on fait un peu moins de ceci et un peu plus de ça, mais en gros c’est la même chose. Qu’est-ce que tu veux, on ne sait pas faire mieux »
En résumé, les écarts se maintiennent parce qu’on ne change pas vraiment pour l’égalité. On met beaucoup (trop) de sparadraps ; malheureusement on n’empêche ni les fractures, ni les blessures.
Batterie de mesures
Jean-Pierre Terrail écrivait : « La remédiation telle que pratiquée aujourd’hui, c’est la consolation des perdants ».
Qui donc veut vraiment une scolarisation intéressante des plus défavorisés, sans exclusions, sans relégations ?
Si l’on s’aligne sur l’économique, qui veut que tout le monde, y compris de futurs exécutants avec ou sans emploi, soit présent au monde, avec des savoirs divers, du sens critique, des possibilités d’invention, d’organisations solidaires ?
CGé prône plusieurs pistes, certaines structurelles, d’autres pédagogiques.
Les pistes structurelles :
– diversifier l’emploi du temps chez les élèves : quels temps pour faire quoi ? y compris apprendre les codes de la réussite scolaire ;
– faire la différence entre le temps des enseignants et le temps des élèves, afin que puissent vraiment s’élaborer de la concertation, ceci moyennant une formation à la faire et des postes de travail envisageant un accompagnement des projets et des choix pédagogiques ;
– le tronc commun jusqu’à 16 ans ;
– les bassins scolaires, entre autres pour favoriser la mixité sociale et sortir de la culture de concurrence.
Les pistes pédagogiques :
a) Une révision du métier d’enseignant, à commencer par la formation, y compris celles des professeurs d’école normale et en agrégation :
– formation au travail en équipe, y compris à le diriger, en le pratiquent et pas seulement en en parlant ;
– formation aux relations avec les familles de milieux défavorisés compte tenu non seulement d’éléments relationnels et de communication mais d’éléments sociologiques d’analyse permettant de revoir par exemple les rapports à l’école, aux savoirs, aux normes, au temps, à l’espace, au travail, par exemple encore à expliciter les postures intellectuelles qui permettent d’apprendre et qui ne vont pas de soi dans les milieux non intellectuels ;
– formation au travail en collaboration avec le tissu associatif d’un quartier, d’une région ;
– organisation des formations continuées en lien avec des projets .
b) Commencer d’urgence par le maternel où il arrive souvent que commence le décrochage scolaire des enfants de milieux défavorisés.
– c) Intéresser à l’école et à l’éducation l’ensemble des citoyens, entre autres via les associations d’éducation permanente.
Notes de bas de page
↑1 | « On», c’est-à-dire les politiques, portés (ou non) par une opinion publique électrice, parmi laquelle certains sont « plus égaux que d’autres » et ont les moyens de crier plus fort. |
---|