Cela se passe pendant la période covid. Pas de théâtre ni de spectacles pour les élèves, qu’à cela ne tienne, la culture s’invite en classe avec Mano et Maud, deux comédiennes, qui vont mettre leur plume et leur voix pour créer une histoire dont les élèves seront les héros.
Un mail me parvient m’invitant à compléter un questionnaire : prénom des élèves, petit trait de caractère et élément physique, dynamique de la classe, quels enfants s’entendent particulièrement, qui joue à quoi dans la cour, un évènement marquant soit pour un élève soit pour la classe. Elles me demandent aussi d’envoyer une photo du groupe, avec l’assurance que toutes ces informations resteront confidentielles et qu’elles en ont besoin pour être au plus proche de la classe et pouvoir personnaliser au mieux l’histoire.
Deux choix s’offrent à moi, soit elles viennent lire l’histoire en classe aux élèves, soit elles l’enregistrent comme un audiolivre. Je choisis la version audio qui me permettra de la réécouter avec les élèves, et ça nous fera un souvenir. Elles proposent aussi d’envoyer la version écrite. Pour mes élèves très éloignés de la culture scolaire et de l’écrit, j’y vois une chance de vivre une expérience positive et qui, peut-être, ouvrira d’autres possibles en lecture et écriture.
Des chaises confortables, des poufs, un fauteuil, je lance l’enregistrement audio. Malgré les masques qui couvrent les visages, je perçois des sourires, des regards étonnés, des petits rires et de gros éclats fusent lorsque l’on entend les comédiennes reprendre la phrase fétiche de Ketly, une des élèves : « J’ai une vie après l’école ! »
On va vraiment camper ?
Les visages se tournent vers les personnes citées dans l’histoire. Aby glousse lorsque dans l’histoire, elle propose de prêter ses habits à Yasin qui a oublié sa valise dans le bus.
Gros éclats quand Ryan doit partager ses collations avec les autres après une promenade dans les bois.
L’écoute a duré une demi-heure et pas un aparté, aucune remarque à leur faire. L’histoire imaginée par les deux comédiennes les a captivés.
Avec beaucoup de finesse, elles terminent leur récit par une ouverture : « Puisque les Mee (membres de l’équipe éducative) ont lancé l’idée de faire des blagues entre élèves et adultes, eh bien, ça nous a donné une idée. Pour le moment, on est occupés à leur réserver une belle petite surprise qu’ils ne sont pas près d’oublier ! Mais ça, c’est une autre histoire… »
« On veut tous connaitre la suite ! », dit Ryan. Il ne se doute pas que ce sera tous ensemble que l’on va l’imaginer.
Je fais un tour de table, chacun doit exprimer une chose au sujet de l’histoire et dire son moment préféré.
Tous l’ont bien aimée. Ils ont trouvé ça rigolo et en même temps bizarre, de se retrouver ainsi les héros de l’aventure. Ils ont été impressionnés. Je l’ai été aussi, car les comédiennes ont su intégrer très intelligemment tous les renseignements que je leur ai fournis. Les élèves se retrouvent dans des situations qui leur correspondent bien et leurs réactions, leurs centres d’intérêt et leurs bêtises sont assez proches de la réalité.
Ryan a aimé particulièrement le chien de l’histoire qui est le voleur insoupçonné. Ilan a adoré le passage où profs et élèves font la danse de la joie. Ilias a flashé sur le passage où sa valise s’ouvre dans la gare et ses vêtements s’éparpillent un peu partout. Pour sa part, Ketly n’en revient toujours pas d’avoir retrouvé sa phrase adorée et Aby qu’on ait parlé de son petit miroir et de ses tresses ! Sans surprise, Birgal retient qu’il a apaisé les vaches dans le pré, enfant-berger au Sénégal, elles n’ont pas beaucoup de mystère pour lui !
Après ce tour oral, je leur propose d’enregistrer leurs réactions pour les garder et pour les envoyer aux personnes qui ont écrit cette chouette histoire.
Ce n’est pas toi ? Alors c’est Yannick ? Christine ?
Ils ne peuvent pas s’imaginer que cela peut être deux personnes qui ne les connaissent pas du tout, ça les étonne, mais ils ne se posent pas d’autres questions.
La tablette circule et à tour de rôle, chacun s’exprime. Dur dur de garder son sérieux, mais il n’y aura qu’une prise !
Lorsque je revois les élèves, ils demandent à l’unanimité de pouvoir regarder à nouveau la petite vidéo avec leurs réactions à chaud. J’y accède d’autant plus volontiers que j’ai reçu un mail des comédiennes. Elles leur envoient un immense merci pour ce retour inespéré, elles ont trouvé génial de les entendre et de les voir en chair et en os, eux, les héros de leur histoire. En plus, elles leur ouvrent une nouvelle piste, en les invitant à poser des questions s’ils le désirent.
Leur enthousiasme est communicatif, et les élèves sont partants. Mais, j’ai prévu une autre activité. Je suis venue avec plusieurs romans. Je les ai choisis, car les découpes en chapitres sont différentes. Je mets les élèves en sous-groupes, je leur demande d’observer comment l’auteur a séparé les différentes parties du récit.
Ils relèvent qu’il y a des chapitres avec des chiffres romains, d’autres en chiffres arabes, d’autres encore avec des chiffres écrits en toutes lettres. Certains ont un titre et un numéro, d’autres uniquement un titre, parfois un titre et un dessin.
On s’attarde sur les chapitres avec un titre, les élèves me les dictent et je les classe en trois colonnes : les petites phrases, juste un nom, un groupe nominal plus élargi. On cherche ensuite les caractéristiques de chaque colonne.
Je leur annonce que nous allons trouver un titre à chacune des cinq parties de notre histoire. Je lis le chapitre et chacun fait une proposition que je classe selon les catégories observées.
Par exemple, pour le chapitre 1 :
Je pensais profiter de ce cours pour faire un peu de grammaire et avoir en prime des sous-titres, mais je me suis trouvée embarquée dans des débats d’idées.
« Si dans le sous-titre on dit “Le chien voleur”, on spolie, tout le mystère disparait ! »
« Ça ne va pas de dire “La valise de Yasin”, ce n’est qu’un tout petit passage et ce n’est pas le principal de ce chapitre. »
Au fur et à mesure, des critères de pertinence émergent et je les note au tableau : il faut que titre ne dévoile pas le contenu, qu’il soit représentatif de l’ensemble du chapitre, que chacun soit bien différent des autres. On choisit le groupe nominal élargi pour tous.
Après un vote pour départager les différentes propositions, nous tenons nos sous-titres !
Lorsque Maud et Mano m’avaient envoyé le mail remerciant pour la vidéo prise sur le vif, je l’avais imprimé et donné à lire aux élèves. Je leur ai proposé de leur répondre d’autant que certains n’étaient pas très satisfaits de leur performance sur la minividéo et voulaient leur exprimer plus de choses.
Écrire, écrire pour du vrai, à des personnes qui vont nous répondre, toutes les occasions de mettre mes élèves dans des situations de communication sont bonnes à prendre. Ces messages-là, on s’applique pour les penser, les écrire. On doit veiller à bien se faire comprendre, à transmettre nos émotions, à être au plus près du langage qui est le nôtre et en même temps à nous conformer à des règles sociales.
Je prends les idées au vol, que voulons-nous leur dire ? Leur demander ?
Je veux battre le fer tant qu’il est chaud et garder toute la spontanéité de leurs réactions :
« … On vous remercie encore pour l’histoire. Toute la classe l’a bien aimée. Cette belle et magnifique histoire nous a apporté de la joie. On a bien rigolé pendant qu’on vous écoutait ! Votre travail nous a épatés. Vous avez réussi à décrire tout le monde dans la classe. Les comportements des élèves correspondaient vraiment, c’est incroyable…
On voudrait vous poser beaucoup de questions. Ça nous plairait beaucoup que vous y répondiez et si en plus, vous pouviez vous filmer quand vous le faites, ce serait top ! … »
Ensuite, les élèves se répartissent en sous-groupes pour produire d’autres questions. Nous les regroupons et essayons de les classer, car certaines portent sur le même sujet. Je m’attendais à certaines concernant leur travail, mais d’autres me surprennent, car elles sont plus techniques : comment avez-vous choisi les musiques ? Vous avez une « banque » avec tous des bruitages ? Comment vous faites pour mettre en même temps les bruits ou la musique en même temps avec la voix ?
Elles nous envoient un petit mail nous remerciant pour cette superbe lettre et nous promettent une petite vidéo avec toutes les réponses à nos nombreuses questions !
À fin de l’histoire, Maud et Mano annonçaient une belle petite surprise que les Mee ne seraient pas près d’oublier : « Mais ça, c’est une autre histoire… »
Cette autre histoire, nous l’avons vraiment écrite ! Par sous-groupes, les élèves ont imaginé ce dernier chapitre intitulé « L’heure de la vengeance » et ils s’en sont donné à cœur joie : une fausse noyade, un blessé imaginaire, une fugue collective…
Ça a été un grand moment de défoulement pour ces élèves qui d’habitude rechignent à écrire, ont du mal à passer par l’écrit.
Quelques jours plus tard, nous avons reçu une vidéo touchante, pleine de sourires et de réponses. Nos deux auteures ont fait l’unanimité et qu’est-ce qu’elles se sont montrées positives sur ce dernier chapitre qu’on leur avait envoyé !
J’ai rassemblé tous les chapitres, j’ai inséré les sous-titres et présenté le tout comme un petit livre. Nous lui avons trouvé un titre, et chaque élève a pu personnaliser sa première de couverture.
J’ai également mis les fichiers audios en ligne pour que tous puissent y accéder.
Cette aventure a été un point culminant dans le travail de l’année. Elle nous a également permis, en ces temps de covid où toute sortie était interdite, de partir en excursion tous ensemble à travers l’écrit. Pour des élèves peu familiers de ce mode d’expression et pour qui entrer dans un livre renvoie à des expériences douloureuses, cela a constitué un moment exceptionnel où le plaisir et les apprentissages se sont combinés harmonieusement.
Merci aux auteures pour cette belle aventure et aux pouvoirs subsidiants qui l’ont permise. ó