Dans mon école traditionnelle, dans les deux classes de 7e année professionnelle, une heure par semaine, c’est le Conseil. La mer s’agite. Oui, mais… tant pis pour le cours de français ?
Ce n’est pas l’intention. Les quatre heures de français sont décomposées comme ceci : une pour travailler sur leur dossier Mes expériences culturelles, deux dites de séquence et une pour le Conseil. Elles sont organisées en deux fois deux heures d’affilée. En termes de programme, cela donne : un jour par semaine, Conseil (UAA4, négociations orales) et travail autonome sur le dossier (UAA1 et 6, relater une expérience culturelle) et l’autre jour, deux heures d’affilée de travail sur les autres unités, parfois liées au projet initié au Conseil. Tout cela est expliqué dans les différents documents distribués en début d’année.
Parmi ces documents, le contrat du Conseil fixe le jour, explique ses règles de fonctionnement et ses objectifs : réguler la classe et mettre en place des projets. Il est lu préalablement au Conseil d’ouverture qui déploie alors, pour la première fois, les quelques institutions posées d’emblée : le Quoi de neuf ouvre le conseil, le partage culturel est un autre moment d’expression volontaire sur leurs expériences qui peuvent nourrir leur dossier (« Y’a une nouvelle super série Netflix… »), le point d’entraide (« J’ai un problème, qui peut m’aider ? ») et le Ça va, ça va pas pour clôturer. Le premier point à l’ordre du jour est le contrat. Même si quelques questions fusent, que le jour fixé est mollement discuté, la tendance est au Wait and see. Le document est rapidement signé et ratifié.
Et puis, très vite, c’est parti, ça vit et ça déborde. De semaine en semaine, les points à l’ordre du jour ne manquent pas : l’ambiance de non-travail, le pull des rhétos (« Ce sont les générales qui décident de tout ! »), les ordis pourris de l’école, la journée sportive organisée par l’interconseil [1]Voir la saga dans les TRACeS du 233 au 236.…
Dans un premier temps, c’est moi qui assure la présidence même si quelques élèves s’y essayeront en cours d’année. C’est en effet compliqué de prendre la parole en levant la main, sans se charrier, de ne pas mélanger les temps (par exemple ne pas utiliser le Quoi de neuf pour avancer des arguments sur le projet en cours), de ne pas parler à la place de l’autre… Beaucoup de choses s’y jouent : le passé commun, les perceptions différentes de l’école, les limites de son pouvoir, le rappel à la loi, mais aussi les possibilités offertes de décider ensemble de faire autrement.
Et puis, quand et comment exercer une responsabilité dans une institution qui a comblé tous les trous, les temps et les espaces, si ce n’est en la dérangeant ? Retard au cours suivant parce qu’untel négociait avec la direction, affichage qui questionne, rangement-dérangement bruyant des bancs, prises de responsabilité interpellantes… Et, cette liberté de paroles qui, parfois, franchit les murs de la classe en n’épargnant pas les collègues. Une galère donc. Au fond, en posant les problèmes, les Conseils posent problème. Mais, ils permettent d’avancer de manière plus juste, d’apprendre à négocier, de se réapproprier son école, et à l’instar des flibustiers, d’ouvrir des horizons.
L’une des missions de ces Conseils est de décider et d’organiser ensemble une ou plusieurs sorties culturelles, à relater ensuite dans un dossier personnel. Débat sur ce qu’est la culture (de masse, bourgeoise, populaire…), sur les envies de chacun, sur les moyens de se déplacer, sur les couts importants… Cette année-là, nous sommes allés voir le one-man-show de Fabrice Éboué, visiter deux expositions (« Poésie Insoumise », « Affichage ») en plus du musée Curtius. Et puis, surtout, nous avons mangé dans un restaurant sud-américain, le restaurateur ayant accepté — après une négociation téléphonique avec une étudiante — de nous faire un prix et de nous expliquer chaque plat de ce buffet composé pour nous. Ensuite, retour en classe où nous avons notamment abordé la littérature sud-américaine (Aah Garcia-Marquez… amplification UAA5). Tout cela à la suite de la proposition d’un élève, dans un mélange de test des limites et de désir avoué de voyager en Amérique du Sud.
Avec l’autre classe, le film La Mule, la visite de l’Opéra en plus du Curtius et puis, Bruxelles où certains n’étaient jamais allés. Tout cela demande pas mal de travail pour le prof comme pour les élèves. Avant : recherches sur internet, préparation parfois par deux des propositions de sortie pour le Conseil suivant avec argumentaire, négociations, votes, différentes responsabilités (autorisation, déplacement, contact avec les musées). Après : exploitations en classe, rédactions de critiques, récits de leurs expériences… Mais cela demande également à tous les acteurs d’accepter l’insécurité que cela engendre : ne pas toujours savoir où l’on va, se laisser mener, se faire confiance et accepter l’augure des remous.
Ce que je retiens de cette année-là, c’est Lise qui l’a amené. Puisqu’il y avait de l’enjeu, on est retourné au contrat. Explications. Le contrat était clair : il y a Conseil le mardi en première heure et, sauf cas exceptionnels, on n’y dérogerait pas. Mais, il y avait quelques absents récurrents. Se sont posées alors à la fois la question de l’absentéisme, du pourquoi je viens ou pas, et celle du quorum, ce nombre minimal de présents pour décider légitimement pour tous.
Lise est souvent absente et n’arrive que plus tard dans la journée du mardi. Elle propose de changer de jour. Refus du Conseil. Lui vient alors une autre idée à laquelle je m’oppose, dans un débat où il faut le dire que je suis un peu isolé, donner son avis en direct par messenger.
« T’es pas au conseil, c’est là et à ce moment-là qu’on décide, les yeux dans les yeux ! » Mais, je ne suis pas à l’aise devant un de ses arguments : son traitement à l’hôpital est régulièrement le mardi… ni avec la facilité apparente de la solution qu’elle propose. Comment répondre à cette furieuse envie d’être à bord, sans y être ? Comment utiliser ces outils de communication sans tomber dans la parole anarchique, voire violente ? Voilà ce qui me semble rassembler deux fameux enjeux pour la Pédagogie institutionnelle : la gestion des absents et celle d’internet. De la simultanéité presque spectrale des relations sociales connectées, dans un dispositif ancré et incarné qui veut différer.
Et puis, Lise me désarçonne et propose de revenir au conseil avec une proposition de mandat. En effet, ce sont les élections communales auxquelles ces grands élèves participent pour la première fois et elle reprend l’idée de créer la responsabilité de représentation d’un absent et de sa voix.
Une semaine plus tard, sa proposition écrite est impressionnante. Elle prévoit, via internet, la preuve écrite du mandat anticipé et limité dans le temps, l’information au président du mandaté et du mandataire, les possibilités de refus. Le tout est rédigé dans un langage législatif tenant sur une page A4. Au fond, de l’anticipation et de la responsabilité, loin du fantôme de l’écran que je craignais. Par principe, je vote contre, rappelant l’importance de la présence effective, du non-verbal et de l’humain qui se frotte. Mais le Conseil approuve sa proposition qui devient loi, sans pratiquement en changer une virgule. Son texte est annexé au contrat. On peut désormais parler à la place de l’autre.
Le groupe messenger Conseils de 7P auquel tous les membres de la classe sont inscrits est ainsi créé. Il a un responsable qui veille à ce que le groupe ne serve qu’aux mandats ou à mettre des points à l’ordre du jour. Cela ne se fait pas sans quelques débordements, parfois potaches (photos de soirée…) ou plus problématiques parce que le débat s’y lance inopportunément, ce qui est l’exclusivité du Conseil.
Dans les mois qui ont suivi, la procédure a été régulièrement utilisée et pas seulement par Lise. Par deux fois, le président a refusé le mandat (pas averti à l’avance). Plusieurs fois, les élèves mandatés se sont interrogés sur leur pouvoir : « Elle m’avait dit qu’elle votait pour cette sortie-là, mais maintenant qu’elle a été supprimée, je ne sais pas ce qu’elle aurait voulu, alors je n’utilise pas sa voix. »
Au tour des responsabilités, on rend des comptes, on se justifie, on remercie et les absents ne sont pas totalement largués. Ils ont même fait gagner quelques centimètres de fierté à leur représentant. Je crois qu’en laissant hanter le bateau d’un mais qu’aurait-il pensé s’il ou elle avait été parmi nous ?, ce dispositif a grandement participé au développement d’un collectif qui se soucie de l’individu.
Écrire, parler, écouter, négocier, chercher… Il me semble que le cours de français visant à l’émancipation et à l’ouverture culturelle se prête particulièrement bien à l’institutionnalisation d’un Conseil et à l’éthique qui le sous-tend. Sans doute, un peu plus de temps encore et une socialisation des écrits auraient été souhaitables, afin que les élèves se tracassent plus encore de l’aspect formel de la langue. Plus de mou dans la machine institutionnelle aussi. M’ont sauté aux yeux, également, la nécessité de diminuer le cout de l’accès à la culture et celle de faciliter l’accès aux personnes à mobilité réduite [2]J’avais un élève en chaise roulante. La gare Saint-Lambert est inaccessible aux PMR. Une salle de spectacle lui imposait de payer la place la plus chère parce que l’espace réservé aux PMR … Continue reading.
Mais, loin d’être un vaisseau fantôme, le cours est fameusement habité lorsque le gouvernail est laissé au Conseil. Il n’est plus cette grosse croisière pépère où on se laisse mener pour consommer et où tout le monde s’ennuie. Il demande à tous de monter sur le pont, couteau entre les dents. Et même si tout cela n’est pas allé de soi, la présence de tous les élèves à chaque sortie et l’évaluation de fin d’année me font dire que, si les Conseils ne nous empêchent pas de ramer, ils nous permettent au moins, à un moment donné, de prendre le large en allant tous dans le même sens.
Notes de bas de page
↑1 | Voir la saga dans les TRACeS du 233 au 236. |
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↑2 | J’avais un élève en chaise roulante. La gare Saint-Lambert est inaccessible aux PMR. Une salle de spectacle lui imposait de payer la place la plus chère parce que l’espace réservé aux PMR était bien situé. Un mail plus tard (UAA3 défendre une opinion par écrit) écrit à six mains et tout le monde a pu être avec lui en payant moins cher. |