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Ce coup-ci, c’est le Contrat pour l’École qui relance le débat en affirmant que, puisqu’ils ne sont pas assez maitrisés par tous les élèves, il est temps de se recentrer sur eux et de les renforcer. Quoi ? Les apprentissages fondamentaux !

Sans l’écrire en toutes lettres, le Contrat les définit par le trio consacré « lire, écrire, calculer ». Sans oser l’avouer, il suppose qu’ils ont été délaissés au profit d’autres apprentissages, jugés dès lors accessoires ou secondaires. À première vue, qui ne serait pas d’accord avec ces affirmations ? Surtout lorsqu’on repense à notre école d’hier et qu’ému, on se souvient des heures passées à recopier les textes du tableau, à faire dictées et rédactions, à résoudre tant de colonnes de calculs et à répéter sans fin la liste des pays d’Amérique Centrale ! N’est-il pas vrai qu’à cette époque, on s’en tenait à l’essentiel ? Que le superflu n’était pas là pour nous distraire : pas de sécurité routière ni d’environnement, pas de développement, de visites culturelles ni d’informatique, surtout pas de coins de parole ni de conseils de classe ! N’était-on pas, dans ce bon vieux temps, mieux centrés sur les savoirs de base ? Et ne suffit-il pas d’y retourner aujourd’hui ?

Pas si simple !

D’abord, il faut admettre que ces savoirs de base n’étaient pas non plus maitrisés par tous les élèves, loin de là ! La pédagogie exclusivement transmissive ne marchait qu’avec les élèves dont la mémoire parvenait à capter rapidement et restituer sans faute. Bien peu donnaient du sens à ce qu’ils faisaient en classe et seule une minorité continuait et réussissait des études après l’obligation scolaire.
Ensuite, reconnaissons que ces apprentissages limités étaient plutôt en phase avec leur temps. Les enfants étaient en sécurité sur des routes peu encombrées de voitures moins rapides, l’environnement n’était pas la cible des discours écologiques, le développement du Sud se nourrissait de l’illusion de l’aide charitable aux pauvres, l’école huitre (ou l’école prison) bien fermée sur elle-même restait à l’abri du monde, le papier crayon étaient des outils simples, les dictionnaires et encyclopédies n’étaient ouverts que dans les cas graves et puis surtout, l’autorité du Maitre était souveraine en l’absence de (re)connaissance des Droits de l’enfant... C’est vrai qu’alors, apprendre à l’école pouvait fort bien se résumer à lire-écrire-calculer. Ces trois actions intellectuelles, bien que reconnues comme capitales par les familles, les entreprises et la société, étaient relativement peu pratiquées dans la vie quotidienne de la majorité. L’école avait ainsi quasiment le monopole de ce savoir et elle tirait de cette position particulière une aura et un pouvoir qu’elle n’a plus aujourd’hui.
Enfin, n’oublions pas qu’à ce moment, l’École n’était guère sujette aux études approfondies ni aux analyses critiques. Institution prestigieuse et honorable, elle était perçue comme l’instrument incontestable (et incontesté) du progrès et de la modernité. Personne ne discutait ses objectifs, ses méthodes ni surtout ses résultats. Logique : la conception de l’apprentissage se résumant à « écoute et répète » l’élève qui échouait était coupable d’avoir la tête ailleurs, la mémoire trop courte ou de manquer de jugeote ; l’École n’en était nullement tenue responsable !

Mais aujourd’hui ?

Est-il encore possible de s’en tirer dans la vie avec la seule trilogie lire-écrire-calculer ? Oui et non. Assurément, cette maitrise de l’écrit [1] et de l’abstrait [2] est toujours cruciale : ce sont les outils de base de notre culture ; mais ils ne sont plus les seuls ni les mêmes et il ne suffit plus d’en connaitre simplement la technique.
L’écrit est en effet de plus en plus associé à l’oral et au corporel pour former ensemble la capacité à réfléchir, s’exprimer et participer. Cette compétence, résumée par « s’exprimer », est révolutionnaire car elle entraine un bouleversement radical de l’École, tant dans son action d’enseigner que dans son fonctionnement.
Ce qui change fondamentalement, c’est que désormais les enfants ont la parole [3] ! C’est pourquoi il leur faut apprendre à la manier sous toutes ses formes et dans tous ses contenus. Apprendre à réfléchir, à identifier leurs sentiments et à se forger des opinions ; apprendre à les exprimer correctement et intelligemment, de toutes les manières possibles [4] ; apprendre à écouter et lire les autres avec empathie ; apprendre à argumenter, débattre, négocier, afin de participer activement à la vie collective. Ainsi, l’École doit désormais se préoccuper non seulement des apprentissages techniques des outils culturels (déchiffrer les mots, tracer les lettres, compter), mais aussi de leur contextualisation (s’exprimer). On ne peut pas apprendre à réfléchir et à communiquer dans le vide, hors contexte, sans un support réel, sans raison, sans être assuré que ses paroles ou ses écrits seront pris en compte. Pour apprendre à lire et écouter, à écrire et parler, il faut avoir quelqu’un en face de soi et quelque chose à dire ou à entendre !
C’est pourquoi, même s’ils sont apparemment les mêmes, les apprentissages de base sont aujourd’hui bien plus complexes à enseigner et à apprendre que ceux d’hier. Ce n’est pas que l’on ajoute d’autres savoirs au traditionnel lire-écrire-calculer, mais on positionne celui-ci dans le contexte actuel. Contexte fait de nouvelles technologies incontournables (ordinateurs, calculettes, Internet, GSM, ...) mais aussi de mondialisation et d’information instantanée (qui nous font vivre ensemble, à la seconde, le moindre évènement et qui nous ouvrent les yeux sur les misères et les injustices), d’idéaux démocratiques (qui donnent aux enfants le droit de s’exprimer et donc imposent aux adultes le devoir de les écouter) et surtout de conceptions actives de l’apprentissage (qui exigent que les élèves s’activent et utilisent sur le champ ces outils culturels qu’ils sont en train d’apprendre).
Contextualiser les apprentissages fondamentaux est, on le voit, une opération délicate : il s’agit de mettre les outils « lire-écrirecalculer » au service de la compétence « s’exprimer » et en même temps d’ajuster cette compétence au monde et à l’École d’aujourd’hui.
D’accord donc avec le Contrat pour l’École qui remet l’accent sur ces fondements éducatifs. Mais pas d’accord avec les moyens accordés pour y parvenir : quelques instituteurs de plus dans l’école et quelques élèves en moins dans la classe ne changeront nullement les choses ! Ce qu’il faut d’urgence, c’est accompagner les enseignants dans cette contextualisation : les aider à s’appuyer sur le contexte sans s’y enliser, à l’utiliser comme un tremplin, pour rebondir vers l’essentiel. Sans cela, le trio lire-écrire-calculer se videra de son sens social, culturel et politique ; il ne sera qu’un outil scolaire, incapable de donner aux enfants ce qu’il leur faut pour qu’ils soient dès maintenant des êtres sociaux debout, pensants et agissants.

notes:

[1« Maitriser l’écrit » vise à utiliser au mieux tout ce qui est écrit, fait signe et laisse des traces : mots, textes, chiffres, nombres, dessins, logos, graphiques, cartes, plans, images, partitions, ... Lire ces signes, c’est leur donner un sens commun ; les écrire, c’est exprimer de manière durable ce que l’on sent et pense.

[2« Maitriser l’abstrait » vise à utiliser au mieux les idées, concepts, notions, symboles, théories, bref de jongler avec tout ce qui n’est pas concret, tangible, matériel.

[3En tout cas, le droit à la parole ! Tous les élèves n’en jouissent pas encore partout et toujours, loin de là, car cette prise de parole par les enfants, symbole de la reconnaissance de leurs droits, oblige l’École à se démocratiser ; ce n’est ni facile ni rapide !

[4Innombrables sont les formes d’expression des sentiments et des opinions. S’exprimer avec sa tête, son cœur et son corps, c’est ce que chaque enfant devrait apprendre à l’école, dès deux ans et demi. L’école maternelle est ici cruciale car c’est là que les enfants apprennent à « lire avant de savoir lire » : ils comprennent le sens culturel et social de l’écrit, son importance, sa place dans la vie de chaque jour, sa valeur et ses qualités.