À armes inégales

Difficultés d’orientation vers le supérieur : indécision vocationnelle ou incertitude de classe ?

Le diplôme du secondaire en poche, plus d’un jeune sur deux entreprennent des études supérieures. Nombre d’entre eux rencontrent des difficultés à « savoir ce qu’ils veulent faire plus tard ». Si 87,3 % disent « avoir une idée » de leur future profession, 6,25 % seulement ont une idée précise, un peu plus de la moitié a « une vague idée » et 12,7 % n’en a aucune. Quant au choix des études, si 42 % des futurs étudiants ont une idée claire, ils sont 47 % à hésiter et 11 % à n’avoir aucune idée.

Ces doutes s’expliquent par un manque d’information sur les études et les métiers, des tensions entre plusieurs projets, une immaturité, une aspiration angoissante à la réalisation de soi, une imprévisibilité du marché de l’emploi… Élément souvent oublié, l’origine de classe joue un rôle non négligeable.

Le poids de l’héritage

Au-delà de la préparation à l’avenir, la scolarité revêt un sens qui échappe souvent : celui de la lutte des positions sociales. Le diplôme reste une clé essentielle d’accès à une situation sociale. Et la quête du précieux sésame varie selon la situation d’origine : certains veillent à protéger leur position, d’autres espèrent « monter », d’autres encore, faiblement armés, participent peu à la bataille… Pour 28 % de parents détenteurs d’un diplôme primaire qui projettent des études supérieures pour leurs enfants, on en retrouve 94 % chez les parents universitaires.

Ces inégalités s’expriment dans les parcours scolaires. Par exemple, les différences de résultats à 15 ans en math sont particulièrement corrélées à l’origine sociale, constat lié à celui d’une ségrégation sociale entre écoles parmi les plus fortes au monde. On les retrouve aussi dans les choix de filières. En 6e, 76,5 % des enfants de mère non diplômée se trouvent dans l’enseignement technique et professionnel pour 87 % des enfants dont la mère est universitaire inscrits dans l’enseignement général. Les choix d’option n’échappent pas à cette logique. En fin de secondaire, 57 % des garçons qui suivent plus de 6 heures de math hebdomadaires ont au moins un parent universitaire, pour seulement 15 % parmi ceux qui n’ont pas de parents diplômés du supérieur.

L’importance accrue du diplôme pousse cependant tous les milieux à « viser plus haut ». On a assisté (et on assiste toujours) à une massification de l’enseignement supérieur. Difficile cependant d’y voir une réelle égalisation. Les enquêtes récentes concluent à une « démocratisation ségrégative ». Si la part de jeunes issus de milieux modestes s’accroit dans le supérieur non universitaire, elle se réduit à l’université.
Et au sein de l’université, on retrouve une hiérarchisation forte des filières liée au niveau de diplôme des familles. Les étudiants de parents peu diplômés se retrouvent plutôt en Information et Communication ou en Psychologie et les enfants des classes supérieures en Ingéniorat, Médecine, Sciences économiques. Quant à la réussite, là aussi, l’échec en première année concerne surtout les moins dotés en héritage familial et cette différence s’accroit lors des dernières années.

L’avenir plombé

Quels liens peut-on faire entre ces constats et les difficultés à choisir des études ? Si les sources de l’indécision sont multiples, il apparait que les jeunes d’origine populaire expriment une « indécision » spécifique, associée à la perception d’obstacles externes, à des anticipations pessimistes ou au désinvestissement scolaire. Deux explications s’entremêlent : l’origine sociale et les parcours scolaires.

Sur l’effet de l’origine sociale, il faut comprendre l’importance de l’influence quotidienne d’un milieu peuplé de personnes diplômées sur la construction, chez l’enfant, de l’avenir « normal » : celui des études supérieures voire universitaires. Il n’y a guère là de coercition, mais une transmission tacite d’évidences sociales. En revanche, dans les milieux moins diplômés, l’avenir habituel n’est pas celui des études. Si certains s’y aventurent, leur expérience du choix sera profondément différente.

Comme le dit ALLALUF, « les enfants des familles peu diplômées vont à l’université comme on va à l’étranger. » MILLET a remarqué que les jeunes de milieux populaires qui s’aventurent en Médecine réalisent un choix plus tardif, vécu comme un « pari fou », là où les autres expriment un projet ancré de longue date. Ce n’est qu’après s’être rassurés, en réussissant le secondaire, qu’ils osent envisager un tel choix. Les difficultés des jeunes de milieux modestes puisent également leur source dans la disqualification des parents. Les modèles parentaux sont de peu de secours et ils sont souvent incapables d’informer sur les études ou sur les possibilités professionnelles futures. Ces jeunes doivent donc chercher les informations ailleurs.

S’ajoute à cela l’effet du parcours scolaire. Si les jeunes de milieux supérieurs se rassurent quant à leurs chances scolaires via la réputation de leur école, leur filière générale valorisée, leurs options prestigieuses et leurs résultats meilleurs, les jeunes de milieux modestes, aux parcours tendanciellement moins brillants, avancent avec une incertitude plus grande. Or, la propension à se soucier de l’avenir dans la construction des choix d’études dépend de cette situation scolaire. Plus un étudiant sort du secondaire brillamment plus il fonde son choix sur le futur rendement professionnel du diplôme. Plus il est scolairement faible, plus il se focalise sur le risque d’échec.

La formulation des projets dépend de la croyance en la possibilité de les réaliser. BEAUD a montré comment les politiques (françaises) favorisant les études drainent aux portes du supérieur des jeunes socialement et scolairement démunis. Sans formation professionnelle en main, les études apparaissent comme une nécessité. Sortis difficilement du secondaire, ils ne parviennent cependant pas à y croire vraiment. Ils « avancent à vue », « sans projet »… Si l’engagement envers un but est toujours la source d’une anxiété liée au risque d’échec, le refuge dans l’indécision de ces jeunes scolairement incertains est une façon de protéger un sentiment de valeur personnelle.

Notre culture fait du projet personnel et de la réalisation de soi la grille de lecture dominante des problèmes scolaires. Et on considère trop facilement que, s’ils avaient un projet, l’avenir s’ouvrirait aux jeunes, la motivation transcenderait les difficultés. En réalité, il apparait bien dangereux d’invoquer une « indécision vocationnelle » quand, souvent, des questions d’inégalités de ressources sociales et scolaires sous-tendent les difficultés. Le risque (ou l’avantage pour certains) est que les jeunes précarisés intériorisent le discours identitaire et vivent comme indétermination de soi ce qui est une exclusion sociale. On perçoit la violence consistant à focaliser le regard sur des jeunes « indécis » ou « sans projet » quand, en les replaçant dans le cadre de la compétition sociale, on s’aperçoit simplement qu’ils luttent avec de faibles ressources en main…