À hauteur d’yeux

« Dessinez la maison devant laquelle vous êtes assis. »
Facile, j’ai fait cela des tas et des tas de fois. Les points de fuite, la ligne d’horizon à hauteur d’yeux.

03-9.jpg « Comparez avec votre voisin et dites ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ! »

Là, c’est plus ardu et il y a plein de choses qui ne sont pas justes. Je me rends compte de la double difficulté : d’une part, le positionnement relatif des objets (fenêtres, porte, cheminées) les uns par rapport aux autres et inscrits dans une trame de lignes qui s’enfuient dans la même direction et, d’autre part, la taille relative des objets. Une cheminée est au milieu du toit. Même si on a remarqué cette position, elle est difficile à représenter. Avec les points de fuite, la première moitié du faîte du toit, plus proche, est plus grande que la deuxième, plus éloignée. Comment représenter ces distances ? Et surtout sur quel système graphique se baser pour en être sûr ?

Ce n’est qu’à la mise en commun que je réalise que le tracé des diagonales d’un mur tracé en perspective permet d’en trouver avec justesse le centre (et donc la moitié). Et pourtant, je le savais ! Impressionnant comme on n’utilise pas ou peu ce qui n’a pas été sollicité ou construit. J’avais déjà vu des dessins analysant la difficulté de représenter un sol pavé de dalles carrées. Jamais je n’avais réalisé que le traçage des diagonales (geste simple s’il en est !) me permettait de positionner avec précision la moitié d’un rectangle dessiné en perspective. Et comme tout objet complexe peut être réduit à une accumulation de petites boites à faces rectangulaires, cette solution simple était très puissante, car elle permettait dans le dessin en perspective de savoir où se trouve, par exemple, la pointe du toit au-dessus du mur dont les bords diminuent vers un point fictif, situé à hauteur d’yeux. Comme toute simplification est puissante, mais aussi complexe !

Ce qui m’a passionné dans cette activité, c’est l’extrapolation de la difficulté de la situation, les questionnements méthodologiques qu’ils ont suscités :
– Que faire quand la simplification, la réduction de la complexité à des repères simples n’est pas une aide ?
– Comment se fait l’apprentissage de ce qu’on n’arrive pas à « voir » si les aides que l’on propose ne sont pas perçues comme telles pire, perçues comme menaçantes, car on ne sait pas les appliquer, ni par quel bout les prendre les choses (apparemment) simples, schématisées, abstraites ne sont pas toujours une aide ?
– Faut-il partir d’éléments simples pour appréhender, pour pouvoir représenter le complexe, établir des relations, des liens, des comparaisons ?
– Faut-il partir de la complexité, du fouillis d’informations pour le structurer ?
– Ou bien partir des deux côtés en espérant qu’ils se rejoignent ?

Ce qui m’a impressionné, c’est la difficulté de l’hétérogénéité, le décalage (parfois destructeur) entre les perceptions que l’on a des enjeux de l’activité, c’est-à-dire entre l’urgence de trouver, de comprendre, de ne pas être ridicule et l’aisance de pouvoir théoriser et de prendre distance par rapport à l’urgence.

Qu’il est difficile de résister à sa propre jouissance de comprendre, de s’envoler, de s’enivrer quand la solidarité n’est pas installée.

Comment s’installe-t-elle dans des situations où la perception (ou l’absence de perception) est personnalisée, individualisée et où il n’y a pas besoin de mise en commun pour avancer vers un quelque chose de collectif qui n’est pas défini ou perçu ?

Je me suis enrichi des difficultés des autres car j’ai pu les replacer, les lier à ce que j’observe dans mon métier d’enseignant.
Je me suis appauvri de l’incapacité de me situer à côté de ceux qui ne voient pas. L’excitation de la découverte m’empêchait de voir les préoccupations d’un autre ordre. La souffrance est aussi aveuglante que la jouissance.

J’ai compris la difficulté de se positionner par rapport à une culture des repères normés (orthogonaux, dans le cas du dessin avec points de fuite). Peut-on être contre ces repères ? S’en libère-t-on en les utilisant ou en les repoussant ? La création commence quand on détourne, contourne les grammaires. Faut-il les connaitre, les intégrer pour s’en défaire, pour pouvoir les dépasser ?