Mariama a une quarantaine d’années, elle suit des cours d’alphabétisation au Collectif Alpha à Molenbeek. Elle est dans un groupe « fort » parce qu’elle arrive à déchiffrer de façon fluide un texte même complexe. Lorsqu’elle lit à voix haute, l’auditeur comprend très bien ce qu’elle lit.
Mais elle, que comprend-elle ? Elle a lu cinq (longues) pages mais est restée tout à fait en dehors du texte.
Mariama a choisi de lire La mine d’or[1]A. de LESTRADE, La mine d’or, Milan Jeunesse, 2006., un album jeunesse qui raconte l’histoire d’un village en Afrique où les habitants découvrent par hasard un filon d’or qui fera le bonheur et le malheur du village. Mariama lit seule les cinq premières pages de l’album, puis je passe près d’elle :
— Tout va bien ?
— Oui, oui, ça va…
— Tu es déjà loin… Tu peux me dire ce que ça raconte le début de l’histoire ?
— C’est l’histoire de femmes qui font la cuisine.
— Ah, comment tu le sais ?
Elle me montre une illustration où, à l’avant-plan, des femmes préparent un repas.
— Et il ne se passe rien d’autre ?
— Je ne sais pas… les femmes font la cuisine pour le village…
Nous savons que lire, c’est comprendre et, plus précisément, que comprendre un texte, c’est se construire des images mentales. À la suite de sa lecture, la seule « image » que pouvait nous proposer Mariama, c’était une illustration du livre.
J’ai pris alors le livre et lui ai lu moi-même à voix haute les deux premières pages. Je lui ai demandé : « Alors maintenant qu’est-ce que tu as vu dans ta tête ? » Elle me parle de la découverte de la mine d’or par un habitant, des hommes qui installent la mine et tamisent la terre, des changements qui apparaissent dans le village, puis elle évoque son pays, la Guinée, où elle connait des villages dans lesquels des gens ont trouvé de l’or.
Cette fois, le texte lu a « parlé », des images se sont formées dans sa tête. Elle retourne au livre avec un désir renouvelé. Mais comment faire en sorte qu’elle puisse « se faire parler le texte à elle-même », qu’elle puisse se créer des images par sa propre activité de lecture ?
Jack et Jim
Dans le même type de groupe, j’ai animé dans un récemment, une activité basée sur des extraits de textes tirés d’albums jeunesse. Chaque personne reçoit un court extrait (maximum sept ou huit lignes) avec une triple consigne :
– Trouvez toutes les informations possibles que vous donne l’extrait.
– Qu’est-ce que l’extrait ne dit pas et que vous voudriez savoir ?
– Imaginez l’histoire que pourrait raconter le livre dont est tiré l’extrait.
Alassane a sous les yeux un extrait de l’album Mon ami Jim[2]K. CROWTHER, Mon ami Jim, Pastel, 1996. : « Quel village étonnant ! Tous les oiseaux sont comme Jim ! ‘ Pourquoi me regardent-ils ainsi ? ’ demande Jack. ‘ C’est normal, répond Jim, c’est la première fois qu’ils voient un oiseau tout noir ’. »
Voici les informations qu’il a trouvées : « On parle d’oiseaux, on parle de quelqu’un s’appelant Jack et de quelqu’un s’appelant Jim. Il y a un village. » Il n’a pas trouvé de questions et pense que ça doit raconter une histoire avec des gens et des oiseaux. Commence alors une phase collective de dialogue pédagogique autour de l’extrait. Je demande d’abord à Alassane :
— Moi : Qui sont Jack et Jim à ton avis ?
— Des gens, c’est des prénoms de gens.
— Moi : Tout le monde est d’accord ?
— C’est peut-être des oiseaux, dit quelqu’un.
— Non, les oiseaux ne savent pas parler, dit un autre.
— Si, les perroquets savent parler, dit un troisième.
— Moi : Ça vient d’où l’extrait ?
— D’un livre.
— Moi : Je rappelle, il s’agit de livres qui racontent des histoires.
— Dans les histoires, des animaux peuvent parler, dit quelqu’un.
— Oui, d’ailleurs en Afrique on raconte souvent des histoires où le lion, l’éléphant, le singe parlent… renchérit un autre.
Je relis l’extrait.
— Moi : Essayez de savoir si Jim et Jack sont ou non des oiseaux.
Accord du groupe, il doit s’agir d’oiseaux.
— Est-ce qu’on sait comment ils sont ? À quoi, à qui, ils ressemblent ?
— Jim est comme les autres oiseaux, dit Alassane.
— Et qu’est-ce qu’ils font ces oiseaux ?
— Ils regardent Jim.
— Non Jack…
Relecture de l’extrait. Discussion, notamment autour des formes d’inversion placée après une réplique («… », demande Jack) et autour des formes de pronominalisation (C’est qui « ils » ? C’est qui « me » ?).
Accord, ils regardent Jack.
— Moi : Pourquoi ils regardent Jack ?
— On ne sait pas.
— Moi : Je relis, écoutez bien la réponse de Jim à la fin.
Relecture.
— Moi : Alors ?
— Ils sont étonnés de voir un oiseau noir.
— D’accord. À votre avis, qui est noir ?
— Jack !
— Non, Jim !
Relecture.
— Ah ! ça ne peut pas être Jim puisqu’il est comme les autres, dit quelqu’un.
— Alors, c’est Jack qui est noir, dit Alassane.
— Je suis d’accord. Et comment sont les autres oiseaux ?
— On ne sait pas, ce n’est pas dit, dit l’un.
— Je pense qu’ils ne sont pas noirs, ils sont peut-être d’une autre couleur.
— Ou bien blancs, s’écrie Alassane. Ah oui, voilà ce que je pense, Jack est noir, il arrive dans un village où ils sont tous blancs et on le regarde d’un air bizarre, c’est comme moi quand on m’a envoyé dans un village flamand, les gens étaient tous blancs et ils me regardaient d’un air bizarre, je pense que c’est la première fois qu’ils voyaient un noir.
Des membres du groupe se mettent à rire et à évoquer d’autres situations qu’ils ont connues, similaires à celle d’Alassane, réfugié guinéen parachuté dans un village flamand à la suite d’un plan de dispersion des candidats-réfugiés.
« Passons à la deuxième étape : suite à cet extrait, qu’est-ce que tu ne sais pas et que tu aimerais savoir ? » Cette fois les questions fusent : « Pourquoi Jack est parti de chez lui ? Pourquoi il arrive dans ce village ? Est-ce qu’il va être accepté ou rejeté ? »…
En triturant ainsi un court extrait sous toutes ses coutures, on voit bien combien il peut être difficile de se créer des images mentales à partir d’un texte écrit. On voit bien aussi l’importance de la création d’images mentales pour déclencher le questionnement face au texte et alimenter ainsi le désir de lecture. À partir du moment où Alassane s’est construit une image de ces oiseaux fidèle au texte, et qu’il y a superposé une autre image, celle de lui-même exposé aux regards sur une petite place d’un village flamand, ce petit extrait a pris une dimension différente. L’extrait a commencé à lui parler et du coup, le livre commençait à l’intéresser, il se posait des questions et il interrogeait le livre…
Alain Bentolila observe que chez les mauvais lecteurs adultes, on relève deux façons de ne pas savoir lire : « La première consiste en une soumission d’une telle servilité à la phrase et au texte que l’on n’en affleure même pas le sens : on leur donne forme sonore, on aligne mot après mot, mais on ne s’appuie pas sur l’écrit pour édifier soi-même une représentation, c’est le déchiffreur qui n’investit rien de lui-même dans la lecture. La seconde façon est à l’opposé de la première. C’est le cas de ceux qui, ignorant dans une proportion importante les directives données par le texte, n’en construisent pas vraiment le sens, mais tentent de l’inventer en s’appuyant sur la base fragile d’indices très partiellement reconnus. Le plus souvent, cette « lecture » approximative aboutit à un sens nourri de stéréotypes et de banalités fictionnelles. Ce comportement caractérise une forte majorité des jeunes adultes illettrés ».
Ces « deux façons de ne pas savoir lire » renvoient en fait à la complexité de la lecture comme activité nécessitant l’articulation entre le lecteur et le texte ou, autrement dit, entre le sens et le signe. Si former à l’identification du signe (par une approche globale, syllabique, mixte ou autre…) n’est pas trop difficile ; si, de même, susciter la formulation d’hypothèses, favoriser l’anticipation, mobiliser l’imaginaire… n’est pas trop compliqué, par contre permettre à l’apprenti lecteur de se construire des stratégies par lesquelles il va articuler ces deux compétences fondamentales, voilà le grand enjeu de l’apprentissage de la lecture. Pendant un certain nombre d’années, je me suis attaché à construire, à partir de la littérature jeunesse, des démarches concrètes destinées à permettre à de faibles lecteurs (aux profils proches de ceux décrits par Alain Bentolila) d’articuler sens et signe.
Mais le travail de remédiation s’avère important parce que souvent de mauvaises stratégies se sont installées, et ce n’est pas facile de les remplacer par d’autres. Il était tentant d’essayer d’installer des stratégies d’articulation sens/signe dès le début de l’apprentissage. Depuis le mois de septembre 2007, j’ai l’occasion de travailler avec un groupe d’adultes non scolarisés totalement débutants en lecture…C’était l’occasion ![3]Voir « C’était l’occasion ! », suite de cet article
Notes de bas de page
↑1 | A. de LESTRADE, La mine d’or, Milan Jeunesse, 2006. |
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↑2 | K. CROWTHER, Mon ami Jim, Pastel, 1996. |
↑3 | Voir « C’était l’occasion ! », suite de cet article |