À l’écoute des familles populaires

En juin dernier, nous avons mené une enquête sur la manière dont les familles populaires qui fréquentent la Coalition[1]Coalition des parents de familles populaires et des associations qui les soutiennent pour changer l’école ont vécu le confinement d’avril à juin 2020. Voici ce qu’elles nous disent.

Chaque association s’est adressée aux parents et aux enfants qui la fréquentent. Les questions portaient sur la manière dont les parents et les enfants vivaient le confinement. Les enfants n’allaient plus à l’école : que devenait le rapport de ces enfants et de leurs parents avec celle-ci ? Nous nous sommes vite rendu compte qu’il était indispensable de poser un regard plus large, de tenir compte de ce que vivaient les parents dans leurs habitations, dans les quartiers… à l’intérieur et à l’extérieur…

Le vécu du confinement

Si la question des rapports des familles avec l’école était centrale, l’analyse des résultats a mis en évidence d’autres champs plus fondamentaux : les aspects économiques, sociaux et environnementaux, la charge mentale et l’isolement des mamans, et le caractère flou et changeant des informations reçues.
Les emplois précaires ont été les premiers à disparaitre, alors qu’ils permettaient de survivre. De ce fait, l’aspect financier a rendu le quotidien de ces familles excessivement compliqué et angoissant. L’exigüité des logements était d’autant plus prégnante en période de confinement. Des disputes et des tensions entre enfants et/ou avec les parents ont également vu le jour. Les parents s’inquiétaient du temps passé devant les écrans, mais il était difficile de s’y opposer même s’ils ne l’acceptaient pas.
La peur de sortir liée à la peur de la maladie s’est insinuée dans les esprits. Souvent, seule la maman allait faire les courses. Les enfants restaient à l’intérieur. Chacun craignant le regard des voisins, la police et les amendes qu’ils ne peuvent pas payer : « Ils ne nous demandent pas comment ça va, ils nous font payer l’amende directement. »
Alors, sortir ou ne pas sortir de la maison ? Risquer d’être malade ou de devenir fou ? « Les filles ne sont sorties qu’une seule fois ce vendredi. On a marché dans le quartier. Moi je sors pour faire des courses. Mes filles ne veulent pas sortir. Elles ont peur. »
En découle la fatigue extrême de nombreuses mamans qui se sont bien souvent retrouvées seules, séparées de leurs amis, mais aussi de leur famille tout entière…
Comme bien souvent, le flou et les informations contradictoires orientées ou amplifiées par les réseaux sociaux ont suscité de la peur. La demande d’avoir enfin une vérité sûre et complète était forte.
L’arrêt des suivis médicaux et l’abandon des programmes de soutien entamés (logopédie ou autres) ont participé à l’isolement que vivaient les familles : « Mes enfants souffrent. Ils n’ont plus de suivi médical depuis deux mois, aucun traitement médical. »
Heureusement… de petites respirations : en ce temps de fermeture des portes vers l’extérieur, certaines familles ont pris le temps de se parler. Certains parents se sont mis à raconter l’histoire familiale : « Je raconte des choses sur mes parents, sur mon pays, sur mon enfance “; et après on pleure ensemble », à partager les traditions : « On a mangé tous ensemble dans un même plat, avec les mains », la religion, des souvenirs d’enfance ou du pays, à cuisiner avec les enfants. Certaines solidarités sont nées…

Avec l’école, quelle folie !

Les parents sont inquiets : « Même l’école nous manque. Les enfants ont raté la moitié de l’année. »
La communication école-parent est aléatoire. Chaque famille se trouve face à autant de modes différents de communication avec l’école qu’elle a d’enfants. Ce ne sont pas les écoles qui communiquent, ce sont les enseignants et chacun choisit son logiciel. Certains utilisent les dossiers papier.
Cette communication se développe essentiellement à sens unique. Les quelques contacts que les parents ont avec l’école se révèlent peu efficaces et sont pris à la seule initiative des parents. S’ajoute à cela que les outils de communication utilisés par l’école sont peu adaptés, parce qu’ils sont peu ou pas pratiqués par les familles. Même quand il s’agit de dossiers papier, il apparait que la liste des adresses des parents n’est pas à jour ou que la personne à l’accueil de l’école n’est pas bien informée de ce qui doit être donné à tel ou tel parent venu chercher les documents. Ce sont les parents qui vont vers l’école, et quand ils y arrivent, parfois ils sont renvoyés d’où ils viennent parce que l’information n’a pas circulé ou n’est pas adéquate.
L’extrême pauvreté des écoles dans leur communication avec les parents des familles populaires existait bien évidemment avant le confinement, mais celui-ci l’a amplifiée et en a fait un levier de rupture entre l’école et les familles. La communication est floue, changeante, sans vérification par l’école de l’accès à et/ou de la compréhension de cette communication par les parents. L’école n’organise pas ou très peu de suivi. Quand il s’agit de dossiers distribués aux élèves ou d’exercices à faire, bien souvent ils ne sont suivis d’aucun retour, d’aucune correction de la part du prof… Et ne parlons pas des difficultés matérielles liées à l’impression de documents parfois en couleur ou à l’utilisation de plateformes inconnues des parents et des enfants.

Dans le flou

Les circulaires diffusées aux écoles ont annoncé que le travail réalisé durant le confinement ne pouvait pas concerner de nouvelles matières et qu’il devait être pris en compte de manière positive lors de l’évaluation de fin d’année. Ces circulaires se voulaient sécurisantes, mais leur application fort disparate a généré des inquiétudes et un décrochage particulièrement prononcé chez les adolescents des familles populaires.
Après les vacances de Pâques, les écoles ont recommencé à mettre la pression par rapport aux matières nouvelles et à la façon de les évaluer. Or, dans beaucoup de familles populaires, il n’y a pas d’ordinateur et, quand il y en a un, c’est un seul pour tous les enfants et leurs parents. C’est alors bien souvent l’ainé qui en est l’utilisateur exclusif. Et même quand il y a un ordinateur, il n’y a pas nécessairement d’accès à internet ou au wifi.
De plus, les parents ont dû choisir s’ils envoyaient leurs enfants à l’école ou pas. Le spectre de la perte des allocations familiales a ressurgi. Menace et crainte. Ce qui a produit peur et angoisse allant jusqu’au conflit dans les familles. Un père refuse que sa fille retourne à l’école de peur qu’elle n’en revienne malade, la maman envoie alors sa fille à l’école, en le cachant au père : « La petite veut retourner à l’école. Son père refuse. À partir de cette date, le prof ne donne plus de devoirs. Alors, tant pis ! Elle va retourner à l’école. »
Mais surtout, les circulaires ont été appliquées différemment par chaque école et les parents ont constaté des différences notoires d’une école à l’autre, mais aussi d’un enseignant à l’autre au sein d’une même école.
Les parents avaient compris que leurs enfants ne seraient pas pénalisés de ce qu’ils n’auraient pas eu l’occasion d’apprendre durant le confinement ou la période de reprise et que les échecs d’années et/ou les orientations ne seraient envisagés qu’après écoute, échange et discussion avec les parents. Mais ces moments ont finalement été remplacés par des informations communiquées par écrit, annonçant les décisions des conseils de classe. Et, pour certains, en juin, le couperet est tombé : échec ou orientation négative. L’école n’a ni échangé, ni expliqué. Les parents ont vécu ces interprétations différentes des circulaires comme des menaces écrasantes, du rejet. Ils ne comprenaient plus et se sont, une fois de plus, inquiétés pour l’avenir de leurs enfants.

Rien n’a changé

L’année 2020 se termine et les inégalités sont restées les mêmes voire se sont renforcées.
La même inquiétude s’est installée chez les parents qui ont leur enfant à l’école fondamentale : les classes ont été ouvertes puis à nouveau refermées. Heureusement, depuis le 15 novembre, l’école a repris à temps plein. Reste à voir comment les enfants les plus en difficulté seront soutenus par les renforcements en personnel qui ont été octroyés aux écoles pour leur apporter accueil, renforcements et rattrapages.
Du côté du secondaire, les réalités sont pires. Beaucoup d’enfants des familles populaires en première commune[2]La « première commune » est la première année du secondaire. ont été étiquetés comme ayant reçu leur certificat (CEB) et n’ayant donc pas leur place en secondaire. L’enseignement a été chaotique de septembre à octobre, l’absentéisme des enseignants entrainant l’absence de très nombreux élèves. Et depuis le 15 novembre, l’enseignement hybride engendre les mêmes problèmes que l’an dernier : manque de matériel, incompréhension des consignes, difficulté d’utilisation du matériel à disposition, inadéquation des méthodologies mises en place, et menaces.
Sauf qu’aujourd’hui, la question que nous renvoient les familles populaires et leurs ados est celle du sens, de l’avenir qui est le leur…

Ça doit changer !

Cette situation inédite devrait être l’occasion, pour l’école, de réduire le fossé qui la sépare des familles de milieux populaires. L’occasion de prendre enfin conscience, au-delà des mots, de la réalité que vivent ces familles, de reconnaitre que pour elles, même si l’école est importante, les questions de survie, liées à l’accès à la nourriture, au logement et à la santé sont prioritaires et incontournables. Les parents des familles populaires, comme tous les parents, veulent le mieux pour leurs enfants, et ce mieux passe par l’école et par la réussite. Mais il ne suffit pas de définir des objectifs, et de fournir un matériel de pointe. Il s’agit surtout de s’assurer de son accessibilité, d’accompagner les démarches d’appropriation et d’écouter les difficultés auxquelles les élèves et les familles sont confrontés. Les incompréhensions sont clairement liées à la communication déficitaire entre l’école et les parents : une vraie communication respectueuse permettrait aux deux parties de traiter les questions qui se posent en tenant compte de ce que comprend et vit chacune de ces parties. Et cela pourrait alors déboucher sur des actes cohérents, respectant le cadre annoncé, convenu et compris de chacun.

 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Coalition des parents de familles populaires et des associations qui les soutiennent pour changer l’école
2 La « première commune » est la première année du secondaire.