À Marta

J’aimerais vous proposer un nouveau métier : dépoubelleur, dépoubelleuse.

Bien que je ne puisse l’expliquer très raisonnablement, le mot rigueur me renvoie toujours, spontanément, à celui d’indulgence. Le mot rigueur, quand on l’écoute, sonne assez carré, plein d’arêtes, de stops, de stocks, de lignes bien droites. Celui d’indulgence coule comme rivière, avec des cailloux ronds et polis, des détours sinueux, des courbes molles… Mais il sonne aussi tout près d’urgence.
Mais quand l’indulgence vient englober la rigueur, tout d’un coup, on tombe dans le vrai, dans l’humain, dans quelque chose de très droit qui pourrait s’appeler dignité. Si j’écoute vivre les gens autour de moi, se révèlent tellement de signes de cette merveilleuse pureté du geste.

Une vérité à sauver

Je pense à la main du soudeur, du mouleur ou de l’ébéniste qui guide la main de son apprenti pour lui apprendre avec patience le geste juste. Je pense à la femme blessée qui donne la main à la petite fille qu’elle a été et s’appuie sur elle pour continuer sa route, parce que, pour elle au moins, elle peut avoir de la tendresse. Je pense au regard rond de celui qui essaie de comprendre, aux plis au coin des yeux.

Je pense à mon amie Khadija qui se surnomme elle-même Marta quand elle décide de se prendre en main, de braver les interdits et les préjugés qui pèsent sur son quotidien. Marta, c’est son nom de guerrière, son nom d’insoumise. Khadija a besoin de Marta pour lutter contre l’abandon de ses rêves. Elle m’a offert un jour ce morceau de texte : « J’écris dans mon carnet ce que je voulais dire comme vérité avec le regard de mes 13 ans. Le problème avec ce genre de carnets, c’est qu’il nous fait coucher par écrit de grandes certitudes. On sait bien, au fond de soi, que les choses ne sont jamais aussi simples et limpides. On pressent déjà qu’on ne sera pas totalement fidèle à son propos, et l’idée même de cette trahison est insupportable. Quand je relirai ces lignes, dans quelques années, vais-je retrouver des cadavres de vérité ou seront-elles toujours vivantes ? » [1]Extrait de Diana MOHAMADI, Petite marchande d’allumettes à Kaboul, Michel Lafon, 2009.
Ma pensée va aussi vers Abdelatif, qui cherchait toujours le mot exact, celui qui dirait qu’il ne renoncerait pas, parce qu’il voulait regarder ce monde droit dans les yeux, celui où sa mère, chaque jour, revenait les bras et les jambes lourdes de tous les ménages qu’elle avait fait reluire, lourdes de toutes les infimes humiliations qui à la longue avait rendu sa peau si fine et si épaisse à la fois. Il n’est plus là depuis longtemps, mais j’ai toujours gardé les petits bouts de papier où ils glissaient ses mots avant de me les donner : « Derrière les mots, il y a une idée insaisissable. Un voile opaque obscurcit ma vue. Je voudrais tant que les autres déchiffrent ce malentendu. Mais derrière le voile, il dit non à toute compromission. » ou « Peut-être faut-il seulement ouvrir les portes d’un monde parallèle et imaginer les visages clos, les têtes baissées pour contenir la rage et assumer le désarroi et fermer d’autres portes pour ne pas exhiber trop tôt les lentes cicatrices d’une dignité d’être. »

Une vérité à crier

Il y a cette femme sans âge qui vient souvent sonner à ma porte pour un peu d’argent. Elle me rappelle furieusement une petite fille qui venait à la bibliothèque de rue à Anderlecht quand j’avais 16 ans. Est-ce que c’est elle ? Je me demande parfois si elle aimerait venir boire un café avec moi, mais je n’ose pas lui demander. Et si la distance entre nous lui permettait de faire son métier ? L’autre jour, elle m’a apporté la réponse, sans que j’aie eu à la questionner : « Est-ce que vous aimez les fleurs ? Oui ? Une fois je vous apporterai des fleurs. Il faut aussi penser à vous. »

Je peux vous parler de Marianna aussi, qui survit mal dans le PMS où elle travaille, parce qu’elle se sent loin de la mentalité de beaucoup de travailleurs qu’elle côtoie. L’autre jour, elle s’indigne : un instituteur maternel, qui l’a appelée à propos d’un enfant africain qui ne veut jamais rien savoir, pense qu’il faut éduquer les parents et leur expliquer qu’on ne fait pas d’enfants quand on ne sait pas s’en occuper. « J’avais juste envie de lui dire qu’il était con. Comme j’étais dans le cadre du travail, je lui ai poliment dit qu’il y avait moyen de voir les choses autrement. Mais, en vrai, il est con. Comme tous ceux qui ne connaissent pas la vie. »

Là, le propos tombe en ruine, sans crier gare. Je pense à Andrée, à Bernadette, à Mario, Joëlle, Olga… J’ai tellement entendu dire que quand on n’a pas les moyens d’élever des enfants (je vous fais grâce de toutes les insanités qui collent au terme « moyens »), on n’en fait pas. Je connais ces enfants de trop, le soin, le temps, l’amour (tout quoi !) qu’ils reçoivent. Ce sont des enfants fabuleux, comme tous les enfants, même si certains d’entre eux ont passé une partie de leur vie en institution, même s’ils habitent serrés dans des apparts minuscules, même s’ils ne sont pas champions à l’école et qu’ils jouent plus souvent avec une ficelle dans la rue qu’avec une raquette sur un court, même et surtout quand ils bousculent l’école et ses incapacités. Retourner la violence pourrait donner ceci : s’il fallait choisir, je préfère un monde peuplé de ces gavroches qu’un monde bondé de (futurs) écraseurs de pauvres si bien élevés par leurs si bons parents. Il me suffit de repenser au sourire de ces deux petites filles, venues à l’anniversaire de ma fille avec comme cadeau deux feuilles blanches, ce qu’elles avaient trouvé de plus beau à la maison.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Extrait de Diana MOHAMADI, Petite marchande d’allumettes à Kaboul, Michel Lafon, 2009.