Je donne depuis deux ans, à l’université, un cours d’éthique de l’éducation auprès d’enseignants du fondamental et du secondaire. Son objectif : susciter une réflexion critique sur le système éducatif et sur les gestes professionnels.
C’est important de dire que ce cours est depuis son origine un cours d’éthique philosophique, et que ce sont donc les pensées des philosophes qui servent surtout d’appui à la prise de distance des participants. Cet héritage, j’ai voulu lui donner un sens particulier en arrivant.
À force de faire de la philosophie la science de ce que les philosophes ont écrit, on oublie qu’elle est d’abord une activité quotidienne, à éprouver soi-même, de mise à distance avec son quotidien. Un effort marqué par le désir de mieux vivre, qui s’exerçait d’ailleurs principalement en collectivités, dans l’Antiquité[1]Définition positive qu’on pourra par exemple retrouver chez S. Charbonnier ou encore P. Hadot.. En concevant mon dispositif, j’ai eu à cœur de mettre en retrait les lectures d’auteurs et exposés sur de grands dilemmes éducatifs, au profit de cette activité réflexive ancrée dans le vécu des participants.
Pour concrétiser cette activité, je décide de faire pratiquer l’écriture professionnelle, dès la première séance : chaque étudiant est invité à mettre par écrit en une page un incident critique qu’il a rencontré dans son métier. Conseil de classe injuste, commentaire violent d’un parent, un élève qui déstabilise…, ces récits écrits à la première personne sont la porte d’entrée d’une démarche d’analyse vécue en groupes, que j’introduirai et accompagnerai par plusieurs ressorts au fil des séances.
« Ces récits écrits à la première personne sont la porte d’entrée d’une démarche d’analyse. »
La méthode d’analyse que je vais mobiliser s’inspire de l’entrainement mental[2]Pas la place ici pour en dire plus, mais TRACeS le fait dans son numéro 227 « Entrainement mental ».. Une approche qui me semble exprimer aussi rigoureusement que certaines pratiques philosophiques actuelles, des exigences propres à la philosophie : décrire l’expérience dans sa complexité, plutôt que de chercher d’abord à dénoncer ou prescrire (Foray) ; multiplier les points de vue et perspectives sur la situation (Nietzsche) ; chercher les bonnes raisons de ses adversaires, plutôt que de les fantasmer en quasi débiles (Charbonnier) ; rendre compte des tensions inhérentes au réel (Hegel) ; etc. Bref, faire de l’entrainement mental, c’est faire de l’éthique philosophique ! Voilà mon pari.
Le cours sera organisé pour servir cette activité réflexive. Je ferai des exposés brefs pour présenter la méthode et proposer des rebonds théoriques à des enjeux qui apparaissent de façon transversale dans leurs incidents. Les étudiants exploreront successivement, en groupes de six en moyenne, trois de leurs récits. L’activité très cadrée et simplifiée au départ reposera sur un enchainement rythmé des différentes étapes de l’entrainement mental et de leurs opérations. Concrètement, pour chaque étape je donnerai les consignes en plénière, supports à l’appui, les groupes se lanceront dans le travail avec un horaire précis et mon aide éventuelle, et j’inviterai enfin en plénière à ressaisir l’un ou l’autre nœud rencontré. La seconde année d’enseignement, la taille restreinte de l’auditoire me permettra avec l’accord des participants de casser cette formule, et d’animer une session d’analyse de deux heures auprès de chaque groupe. Au fur et à mesure des séances, je compliquerai la démarche et laisserai davantage d’autonomie aux groupes. Au-delà des exposés et sessions en groupes, des temps d’analyse réflexive permettront en outre d’accueillir leurs difficultés ou questions plus larges, par exemple sur l’intérêt de la démarche ou des craintes liées à la confidentialité, etc. Et comme l’évaluation ne sera rien d’autre que la mise en récit écrit de l’incident et de son analyse en groupes, il y aura enfin des temps de cours pour planifier et étoffer ce travail d’écriture, notamment par jeu de croisements de récits entre les groupes. Autant de ressorts que j’introduis pour essayer de faire médiation vis-à-vis de leur appréhension immédiate et première de leur réel professionnel.
Très vite les étudiants témoignent de leur intérêt pour le dispositif. « Ça fait du bien », on est « enfin actif », diront même plusieurs d’entre eux. Un plaisir atténué par « l’énième » demande de fonctionner par groupes, ces groupes institués en amont du cours qui épuisent une partie de l’auditoire, et me forceront bientôt à trouver des accommodements. Sans être tous familiers avec l’écriture professionnelle, ils disent pourtant avoir tous déjà rédigé au moins un incident dans un autre cours de leur formation, où le prof mettait même de la musique. Pas de musique ici, mais les récits sont accouchés sans heurt, et je m’étonne vraiment de voir combien ils mettent leur porteur en jeu. La seconde année, l’enseignement en format nécessairement amènera des écrits souvent plus pudiques, où l’auteur est par exemple observateur, l’incident plus ancien ou déjà surmonté avant même d’être analysé.
Les premières phases d’analyses en groupes vont révéler progressivement en auditoire des ressentis contrastés sur ce qu’on expérimente ensemble. L’enthousiasme des uns fait face à la gêne des autres. Une gêne que j’incite à verbaliser et qui révèlera des écarts intéressants.
Présenter la démarche dans les grands axes puis la tester en la complexifiant, de séance en séance, fournir progressivement des lectures la concernant… tout cela ne semble pas suffisant pour certains qui me demandent des « articles scientifiques » attestant de l’intérêt de la méthode, ou pour d’autres encore qui aimeraient que tout soit dit à son sujet, avant de la pratiquer. C’est que le cadrage du cours contraste apparemment avec celui qu’ils ont l’habitude d’éprouver dans leur cursus : celui où le sens et la légitimité d’une approche sont sans doute donnés en amont plutôt que questionnés pendant ou en aval de son expérimentation. D’où leur immersion inquiète dans le travail. Plusieurs me redemandent aussi où est la philosophie là-dedans, et se rassurent lorsque commencent les temps d’exposés plus transmissifs où je présente des typologies de philosophes, en rebond à leurs incidents — par exemple sur la liberté pédagogique ou les formes de participation. Le plus frappant sera l’aveu d’un étudiant qui, après avoir déplié sa situation critique, dira qu’il était mal à l’aise d’en parler, parce que ça ne lui semble finalement pas très professionnel. Être professionnel pour lui et d’autres aussi, c’est davantage adopter un discours d’expert, objectif, dépassionné, distant, d’où le je est donc absent.
Parler depuis son expérience, déplier ses représentations et les mettre en perspective à l’aide d’autres expériences et expertises : c’est l’autre discours professionnel que je leur tiens, un discours que je vais expliciter davantage avec le temps, grâce à l’aide précieuse d’auteurs comme Mireille Cifali[3]M. Cifali et A. André, Écrire l’expérience, Paris, PUF, 2015.. Eh quoi, on peut donc être universitaire et écrire en je, sans perdre en sérieux, rationalité et capacité de distanciation ? Le discours est finalement bien accueilli, mais il surprend… même pour un cours de philosophie. « On finit par être formaté », résume une étudiante, approuvée par une dizaine d’autres. Si leur formation appelle à un va-et-vient entre savoirs d’expérience et savoirs d’experts, le fait de l’éprouver concrètement ici ne semble pas pour autant aller de soi. Et ce n’est pourtant pas faute de manquer de savoirs variés à exploiter de leur côté pour éclairer l’analyse des incidents.
Une fois ce décalage acté, les groupes se prêteront volontiers, dans les séances suivantes, à l’analyse de plusieurs incidents de leurs membres, jusqu’à en sélectionner un qu’ils mettront par écrit et enrichiront pour l’évaluation finale. Je gage que ce processus a une vraie valeur réflexive, même s’il m’est difficile de savoir vraiment ce qui s’y joue pour les étudiants, en termes de distance à soi.
La force réflexive de l’entrainement mental, je la situe surtout dans le travail des points de vue, en réalité. C’est le moment pivot qui demande d’entrer dans la perspective des personnes impliquées dans l’incident, de se mettre à leur place, et de chercher les bonnes raisons qu’elles peuvent avoir de parler comme elles le font, de se positionner comme elles le font, même si elles nous blessent. Faire des hypothèses réalistes sur leurs valeurs et convictions, aussi absurdes soient leurs gestes, c’est souvent ce qui est le plus difficile dans le travail des groupes, parce que ça suppose d’aller par-delà le manque ou l’absence apparente de ces acteurs. J’ai pu voir des travaux qui en négligeant les bonnes raisons des autres n’aboutissaient qu’à renforcer, théories à l’appui, un procès qui était logiquement gagné d’avance par le porteur du récit. C’était ce fameux parent démissionnaire, cette direction tyrannique, cet élève bêtement fier et surtout agressif… mais pourquoi ?
Plusieurs me disent à l’inverse dès leur premier tour de piste de la méthode qu’ils ne croyaient pas qu’elle pouvait amener autant de regards riches sur leur situation. Certains groupes me l’expriment par écrit en fin de cours, et je constate dans leur travail une vraie prudence et bienveillance à l’égard des points de vue des acteurs. Force du dispositif ou stratégie gagnante parce que c’était la réponse attendue ? J’ai été frappé la première année par un groupe dont la situation décrite évoluait au fil du quadrimestre parce que le porteur du récit se servait directement de l’analyse en cours, et des pistes d’actions en particulier pour agir dans son école, ce qui amenait de nouveaux éléments à déposer à son groupe, et faisait se déplacer le problème.
Dans mon accompagnement, j’ai misé au départ sur la force des groupes pour ouvrir les perspectives. Ce n’est pourtant pas acquis d’avance. Certains se laissent entrainer par la conviction du porteur, ou n’osent pas dire autrement de peur de le blesser. Progressivement, je me suis risqué à discuter de cette vigilance éthique auprès des groupes, en incitant justement à verbaliser sur le point de vue du porteur et à le mettre en perspective. Pour faire de la réflexivité autre chose qu’une attente du prof d’ailleurs rétribuée dans la note (un paradoxe), j’ai testé la deuxième année un dispositif de croisements, impliquant que les groupes présentent brièvement leur récit et analyse, selon des termes à définir entre eux. La consigne étant d’ouvrir et d’enrichir autant que possible les clés d’interprétation des incidents de l’autre groupe. Une autre façon d’introduire du décalage vis-à-vis du sentiment d’évidence, dont certains me diront littéralement qu’ils n’y croyaient pas du tout, mais, qu’en fait, ça a amené plein de trucs auxquels ils n’avaient pas pensé. À suivre.
Notes de bas de page