Accueillir les langues de l’enfant à l’école maternelle

Nos étudiantes ont été encouragées à prendre appui sur les langues représentées par leurs élèves en maternelle pour développer des activités d’apprentissage pluridisciplinaires. La plupart d’entre elles n’avaient pourtant aucune connaissance de ces langues…

Une étudiante de Bac 2 a mené une activité consacrée à l’apprentissage des paroles d’une berceuse traditionnelle arabe : Nini Ya Momo. Pas simple d’apprendre pour enseigner une berceuse en dialecte marocain quand les tonalités de cette langue vous immergent dans un univers sonore totalement étranger. C’est la maman d’Imane, d’origine berbère, qui, quelques jours plus tôt, était venue chanter en classe, cette berceuse, très populaire au Maroc. D’emblée, les enfants s’étaient mis à la fredonner, en essayant, de tout leur coeur, de prononcer les bribes de mots qu’ils avaient cru saisir sans les comprendre. On n’allait pas laisser s’échapper une occasion de s’aventurer vers de nouvelles sonorités !

L’effet Nini Ya Momo

Morgane, l’étudiante donne ses premières consignes. La première strophe ne présente pas de difficultés particulières de prononciation ; jusqu’ici tout va bien. Vient la deuxième strophe : les enfants trébuchent sur chaque demi-mot, escamotent, se reprennent ; Morgane aussi ! Heureusement, Imane, les quatre ans bien dégourdis, vole au secours de l’assistance en peine. Elle reprend les paroles doucement, marque la prononciation de chaque mot et les changements de ton ; tout le monde l’écoute. Imane retourne à sa place. Son voisin la regarde, les yeux remplis d’admiration. L’activité reprend son cours normal : on va y arriver, tous ensemble…
À quelques kilomètres de là, dans une classe composée d’enfants d’accueil et de premières années, Nini ya Momo fait aussi son petit effet. Pour Inès, également étudiante, il n’est pas question d’apprendre les paroles aux tout petits, mais de faire de cette berceuse une écoute active de la langue parlée par le papa de Zakaria, qui est venu un peu plus tôt leur faire découvrir une histoire du Maroc. L’étudiante a choisi un enregistrement qui commence par des gazouillis de bébés : dès les premières notes, les enfants font silence et, à l’invitation d’Inès, se mettent à balancer leurs bras croisés au rythme de la mélodie. Depuis, l’institutrice a l’habitude de passer cette berceuse pour le retour au calme et s’étonne à chaque fois de l’effet qu’elle produit. Dans le cadre d’une activité d’art plastique, elle leur a fait réaliser de magnifiques bébés en chiffons que les enfants bercent tendrement au rythme de Nini ya Momo. C’est devenu leur rituel d’apaisement et de centration.
Ces deux instantanés de vie en classe ont été pris dans le cadre du projet Parents et passeurs d’histoires[1]Ce projet est coordonné également par I. Doneux. qui a rassemblé, de septembre à juin 2016, une vingtaine de classes de maternelles, une dizaine de futures enseignantes de Bac 2 ainsi que plusieurs institutions culturelles locales. Sans entrer dans le détail du dispositif, un des temps forts a résidé dans le fait d’inviter les parents à venir en classe présenter un fragment de la culture orale liée à leur enfance et à leur pays d’origine. Sur les soixante-cinq parents qui se sont prêtés au jeu, plus d’une quarantaine ont livré une comptine ou une berceuse qui, pour la plupart, ont été transmises dans leur langue d’origine de sorte qu’une dizaine de langues ont ainsi été entendues, depuis le portugais au wallon en passant par le chinois et le coréen. Dans un deuxième temps, les différents témoignages de ce patrimoine vivant ont servi de point de départ à la mise en oeuvre d’activités pédagogiques conçues et prestées en classe par nos étudiantes lors de leur deuxième stage de l’année (février, mars). Au nombre des activités, l’apprentissage d’une comptine ou de quelques mots de vocabulaire en langue étrangère a suscité, en dépit de leur complexité, une motivation très vive chez les enfants. La confiance et la fierté exprimées par les parents, lors de cette prise de parole dans leur langue d’origine, d’une part, l’intérêt des enfants pour ces activités, d’autre part, nous ont amenées à nous intéresser de plus près à cette dimension linguistique de la rencontre interculturelle qui ne nous avait pas seulement invités au voyage, mais, subrepticement, avaient fait apparaitre de nouvelles lueurs dans le regard des enseignants, des parents et des enfants. Les prémisses d’un déplacement dans les représentations des uns et des autres ? Cela n’est pas exclu même s’il en faut sans doute un peu plus…

Français, first…

La question de la maitrise de la langue de scolarisation occupe une place centrale dans les débats autour de l’échec ou de la réussite scolaires. Déjà vive et complexe lorsqu’elle implique les enfants dont le français est la langue maternelle, elle l’est plus encore lorsqu’elle s’attache à la scolarisation des enfants qui, à la maison, entendent et parlent le turc, le portugais ou lingala… Nombreuses sont les études qui ont montré que pour de nombreux enseignants, le plurilinguisme, surtout lorsqu’il s’agit de langues minorées ou peu valorisées[2]Lire V. Nante et C. Trimaille, À l’école, il y a bilinguisme et bilinguisme, dans Glottopol, 21, 2013. est souvent perçu comme un frein, voir un facteur prédictif de difficultés scolaires. Et, leur premier réflexe est de tenir cette langue, encombrante, hors des murs de la classe et de faire en sorte que celle-ci interfère le moins possible avec les apprentissages liés à la langue de scolarisation[3]TRACeS 232.. Si cette posture est sans doute rassurante pour l’enseignant, en revanche, pour l’enfant, rien n’est moins sûr. Quelle incidence une telle mise à distance de sa langue maternelle, celle avec laquelle il est en contact avant sa naissance même, celle qui est au coeur de sa culture et de son éducation première peut-elle avoir sur l’enfant ? Comment l’enfant peut-il sereinement appréhender un lieu, la classe, qui, de facto, disqualifie la langue qui est la sienne, même si cette façon de faire se fait sans nul doute au nom d’intentions pédagogiquement louables ? Comment peut-il arrimer les bases de son identité dans un environnement qui le clame de façon assourdissante : français first…

De nombreux bienfaits

Cécile Goi, chercheuse spécialisée dans les questions d’intégration des enfants nouvellement arrivés (ENA) dans le système scolaire français, évoque l’entrée à l’école des plus jeunes comme une forme d’émigration interculturelle à l’intérieur même de la société, y compris pour les enfants natifs : « L’enfant quitte les empreintes familiales pour reconstruire de nouveaux modes d’être, de parler, d’agir. » Cela détermine donc une phase délicate pour chaque apprenti écolier qu’il convient de réussir au risque d’hypothéquer de façon irréversible le lien école-enfant. Dans le cas des enfants dont les empreintes culturelles sont multiples, elle l’est plus encore et requiert de l’école et de ses enseignants une vigilance accrue qui passe aussi par l’accueil de leurs langues. Poser un regard positif sur la langue première de l’enfant, la langue dont il est imprégné dès avant sa naissance, à l’école et, en particulier, à l’école maternelle est une démarche porteuse de multiples bienfaits dont l’enfant n’est pas le seul bénéficiaire. Se sentir accepté dans sa langue, en retrouvant dans ce nouveau lieu de vie, des sonorités qui lui sont familières aide le jeune enfant à trouver sa place dans ce nouveau milieu qu’est l’école. Surtout, ce faisant, l’école autorise l’enfant et, à travers lui, ses parents, à exister dans leur différence linguistique ; elle confère à celle-ci une légitimité, laquelle est essentielle à la construction de leur identité d’écolier et de parents d’écoliers. Accorder un droit de cité aux langues des enfants allophones, c’est autoriser ces derniers à exister à part entière dans la classe, dans toutes les composantes de leur enveloppe culturelle et familiale. Une enveloppe dont le déchirement prématuré et maladroit peut avoir des conséquences dramatiques et, surtout, être une entrave à leur entrée de plain-pied dans le processus de scolarisation, ne serait-ce déjà que parce qu’il les place dans une situation d’inconfort à l’égard de leurs parents et de leurs cultures d’origine.
Sur l’autre versant de la relation, l’enseignant n’a pas besoin de compétences dans ces langues ; il doit juste accepter de se laisser guider par les enfants qui les parlent. En revanche, en effectuant ce mouvement vers l’autre par le biais de la langue, l’enseignant pourrait voir se diluer certaines de ses certitudes, car prendre en compte la diversité des langues présentes en classe, c’est tout à la fois prendre conscience des capacités linguistiques des enfants, qui deviennent de véritables personnes ressources, mais également de la richesse culturelle que véhiculent leurs langues. C’est le début d’un changement de regard réciproque, celui de la véritable rencontre interculturelle, celle fondée sur l’échange des savoirs. Alors qu’est-ce qu’on attend ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ce projet est coordonné également par I. Doneux.
2 Lire V. Nante et C. Trimaille, À l’école, il y a bilinguisme et bilinguisme, dans Glottopol, 21, 2013.
3 TRACeS 232.