Avant même de savoir lire, les écoliers sont confrontés à des codages conventionnels (flèches, croix), des marques graphiques (couleurs, caractères gras, encadrements) et des figures diverses (dessins, photos, schémas) dont la signification scolaire est loin d’être évidente pour tous.
Nous sommes en deuxième maternelle. Comme chaque jour, il est temps de « faire la date ». Les élèves sont invités à retrouver le nom du jour écrit en se référant au petit train des jours de la semaine affiché au tableau.
« Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? » demande l’institutrice. « Vert ! » répond la classe en chœur.
Le quiproquo que pointe cet exemple pourrait passer inaperçu dans le foisonnement des interactions. Cependant, il témoigne d’une interprétation erronée du sens des supports qui sont proposés aux élèves comme des « ressources ».
La plupart du temps, les illustrations qui figurent sur les affiches didactiques représentent des objets issus du monde familier. En classe, « le petit train » est un point d’appui pour faire apprendre l’organisation du temps social. Pour l’utiliser dans cette perspective, les élèves sont censés nommer les jours de la semaine (prélever des informations), en se repérant dans une organisation textuelle en forme de petit train (connaitre la manière qu’a l’école de présenter une suite linéaire ordonnée) dans le but de composer la date du jour (mettre en relation les éléments présents avec le mobile de l’apprentissage). Ce qui n’est pas si simple !
L’affiche didactique,
un support hautement symbolisé
On pourrait penser que les dessins ou photos d’objets familiers facilitent l’accès à la compréhension de ces supports écrits. Or, pris dans l’organisation textuelle des affiches, ces objets représentent autre chose que ce qu’ils sont habituellement. Ils changent de statut : leur signification est à reconstruire au regard de l’intentionnalité didactique du support. Cela suppose de réaliser une opération cognitive qui va au-delà de la perception immédiate.
La polysémie des représentations figuratives conduit en effet à deux signifiés potentiels : l’un réaliste, l’autre symbolique. Plusieurs interprétations sont donc possibles, l’une favorisant une lecture analogique (saisie directe du message), l’autre conduisant à abstraire la signification de l’univers de référence du monde concret pour la reconfigurer dans celui des « idées » (élaboration du message). L’interprétation du contenu des affiches met donc en tension deux fonctions du langage : l’une dénotative, consistant à attribuer une signification immédiate aux référents identifiables dans la situation, l’autre connotative offrant à l’élève la potentialité de saisir la portée symbolique des signifiants.
Prenons l’exemple du dessin du brin de muguet utilisé sur certains calendriers. Ordinairement, c’est une représentation d’une fleur nommée « muguet » ; or dans le contexte de la construction des repères temporels, en troisième maternelle, sa signification symbolique renvoie à l’entité abstraite « mois de mai » en lien avec l’évènement culturel de la fête du travail. Cette deuxième orientation suppose que les élèves mobilisent une activité intellectuelle qui ne leur vient pas naturellement en entrant à l’école maternelle. Celle-ci leur demande en effet d’opérer une véritable « conversion de rapport au monde », car c’est une autre manière de regarder et de mettre en mots les objets du monde. Pour ce faire, elle requiert la connaissance (ou l’habitude) d’un usage spécifique du langage permettant la mise en relation des signes avec des ressources culturelles ou des conventions sociales. Cet usage réflexif du langage, implicitement attendu dans les situations scolaires, est celui qui, tout au long de la scolarité, sert à élaborer la signification du contenu des supports en lien avec les apprentissages. C’est dire l’enjeu majeur de l’acquisition de cette compétence.
Des élèves de troisième maternelle, interrogés sur la signification qu’ils donnent à une sélection d’affiches utilisées à l’école, recourent à des modalités interprétatives révélant la mise en œuvre de stratégies différentes.
La première modalité se caractérise par l’importance accordée à la matérialité des signes que les élèves interprètent littéralement en se référant à l’univers de leur quotidien : ils les pointent et les dénomment de manière aléatoire en formulant des « ça c’est », « y a », « des… du… le… la ». Dans l’exemple du petit train, la signification de l’image du wagon est « transparente » : le wagon est la partie du moyen de transport qui « sert à rouler ».
La seconde modalité se caractérise par l’importance donnée au contexte de l’action retrouvé dans les signes, plus qu’aux signes eux-mêmes. L’interprétation que les élèves en font repose sur les analogies qu’ils établissent à partir de ce que certains éléments leur remémorent de leur univers expérientiel : le wagon c’est « le jour du vélo ». Telle chose faisant penser à telle autre, ils associent des éléments à des évènements familiers « c’est pour… », « c’est quand on… », « c’est comme quand je… », mais aussi à des réminiscences de routines scolaires « c’est parce qu’on avait fait avec l’institutrice… », « c’est pour faire un travail », « ça me fait rappeler dans la classe… ».
Enfin, la troisième modalité est caractérisée par un usage réflexif du langage. Celui-ci convoque des savoirs et des idées « sur » les éléments représentés à partir d’un raisonnement en cohérence avec la thématique globale du support dans le contexte scolaire « C’est pour dire que », « ça veut dire ». L’interprétation résulte d’une activité cognitive qui consiste à abstraire la signification de la situation présente et à la reconfigurer (la symboliser à un second niveau) dans un autre univers de référence, celui des savoirs en lien avec la situation d’apprentissage : le wagon représente un jour de la semaine. En établissant une relation théorique aux objets du monde, les élèves parviennent à sélectionner avec pertinence les éléments sémiotiques qu’ils catégorisent en classes génériques afin de réaliser les inférences attendues : « C’est mercredi ! Si y a une maison dessinée c’est pour dire qu’y a pas école. » Ils cherchent à construire une relation signifiante entre le contenu de l’affiche et l’organisation disciplinaire des savoirs, les conventions socioculturelles et les habitudes scolaires.
La représentation de
« l’apprendre à l’école »
En analysant trois activités des élèves — celle qu’ils mobilisent pour interpréter les signes (rapport au symbolique), l’usage qu’ils font du langage (rapport au langage) et les représentations qu’ils se font des enjeux scolaires (rapport au monde et au savoir) — il apparait clairement une relation entre celles-ci.
Sans surprise[1]Les recherches sociologiques et sociolinguistiques ont confirmé depuis les années 1960 la variation selon l’origine sociale des ressources langagières et culturelles des différents publics … Continue reading, les résultats des analyses des discours des élèves attestent, selon leur territoire sociogéographique d’appartenance, de différences très marquées entre les ressources langagières ou culturelles qu’ils mobilisent pour interpréter les supports proposés. Il y a trois configurations typiques :
Les « réalistes » se réfèrent à leur univers familier. Ils fragmentent la surface graphique à partir d’une lecture sensible du monde sans établir de liens avec une intentionnalité didactique. Leur activité cognitivo-langagière, proche de la langue orale de communication du quotidien, sert à dire le monde tel qu’il est dans son immédiateté, ne produisant aucun changement dans le rapport aux objets dans les situations d’apprentissage. Un tel rapport « statique » aux objets du monde pourrait reposer sur l’idée qu’apprendre à l’école, c’est restituer ce que l’on sait déjà ;
Les « associatifs » se réfèrent à leur univers expérientiel. Ils relient des indices de proche en proche à partir d’une lecture pragmatique du monde qui procède par association d’idées. Leur activité cognitivo-langagière sert à rapporter l’inconnu des situations scolaires au connu de leur expérience, ne permettant pas au « dit » de se décrocher du « faire » comme si, apprendre à l’école, c’était parvenir à se souvenir de ce que l’on a fait ;
Les « symboliques » se réfèrent à l’univers des savoirs en mobilisant un raisonnement fondé dans les modes de pensée de l’écrit. Ils thématisent à partir d’une lecture réflexive du monde. Leur activité cognitivo-langagière sert à reconfigurer les significations particulières des objets du monde en significations scolaires à caractère générique, attestant de l’intuition d’une intentionnalité didactique derrière le support. Apprendre semblerait, pour eux, être le moyen de découvrir de nouvelles perspectives de compréhension du monde.
Sur des terrains sociologiquement contrastés, à un même niveau de classe en maternelle, la recherche montre que certains élèves (souvent ceux scolarisés en réseau d’éducation prioritaire) utilisent davantage le langage dans sa fonction référentielle, alors que d’autres, mieux dotés en capital culturel, utilisent le langage pour s’abstraire du monde tel qu’il est afin d’élaborer des significations décontextualisées de la situation d’énonciation. L’accès à cette dimension symbolique suppose de vouloir et pouvoir se frustrer d’une signification immédiatement disponible afin de s’engager intentionnellement dans un travail réflexif construit dans les pratiques culturelles de l’écrit.
Pour cela, dans les situations d’apprentissage, dès l’école maternelle, le rôle du langage, dans les interactions avec les élèves, doit être celui d’un tiers transformateur, organisateur, « distanciateur », qui les contraint à établir une relation externe à la situation, les « force » à se séparer de leur rapport sensible, particulier et personnel au monde. C’est à cette condition qu’on peut apprendre à donner une valeur symbolique aux signes et découvrir un nouveau mode de socialisation. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’école n’intervient pas, bien qu’immergés très tôt dans un environnement saturé d’écrits, les jeunes élèves ne mobiliseront que les ressources dont ils disposent.
Prévenir des inégalités
dès l’école maternelle
Lorsqu’on met en relation les difficultés que certains élèves cumulent en fin de maternelle dans les domaines distincts que sont la symbolisation et le langage, on se rend compte qu’au-delà des compétences que sollicite la compréhension des affiches, c’est bien l’ensemble des exigences scolaires de l’école maternelle contemporaine qui se sont accrues. C’est pourquoi la médiation langagière de l’enseignant comme moyen d’évoluer dans l’univers des savoirs est essentielle. Faute de quoi, le risque est grand que les élèves les moins acculturés par leur socialisation première aux pratiques culturelles de l’école n’acquièrent pas, au cours de cette première scolarité, les usages spécifiques du langage favorables à leur développement de sujets-interprétants autonomes.
Faire l’expérience de la symbolisation, telle qu’elle est définie dans cet article, semble fondamental pour socialiser les jeunes élèves au rapport au monde, au langage et au savoir qu’exige implicitement l’école maternelle. Ainsi l’École leur donnera non seulement les moyens de s’approprier les savoirs scolaires, mais aussi l’émancipation indispensable à leur vie.
Notes de bas de page
↑1 | Les recherches sociologiques et sociolinguistiques ont confirmé depuis les années 1960 la variation selon l’origine sociale des ressources langagières et culturelles des différents publics scolaires. |
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