Quand les notations chiffrées me font mal au ventre… Dire pourquoi, ça me fait du bien. Mais aussi, comment en sortir malgré les sarcasmes de Bolsonaro.
Dans mon école d’enseignement secondaire, il y a quatre conseils de classe par an, dont deux sont des conseils de délibération qui font suite à des sessions d’examens. Ce sont ces derniers les plus redoutables, car on y prend des décisions fermes et le plus souvent définitives qui scellent le parcours scolaire des élèves. Sur quelles bases ?
« La note sur 20, ça me donne à chaque fois (très) mal au ventre. »
Notre fil rouge est une note sur 20 agrémentée d’une appréciation globale sous forme de lettre (allant de I à TB) et des commentaires individuels des professeurs assis autour de la table. La note sur 20 est censée mesurer la progression des élèves dans leur travail journalier et leur travail aux épreuves certificatives. D’aucuns diront qu’il s’agit d’un indicateur, un chiffre simple et efficace que tout le monde comprend. Certes, cette note sur 20 facilite la tâche, mais ce faisant, elle dissimule une complexité que nous ne voulons pas voir, ou si peu… Autour de cette sacrosainte note, un roc dans notre système scolaire traditionnel, flottent des aspects bien peu objectifs et impartiaux, alors qu’il s’agit de former des jeunes à devenir des citoyens nuancés et critiques…
Au préalable, rappelons que la note sur 20 est une moyenne. Nous ne délibérons donc pas sur des notes, mais sur des moyennes. Une moyenne exprime la valeur qu’aurait chaque travail noté si le partage était équitable. Ces moyennes sont calculées sur la base de travaux différents : formatifs et non formatifs, examens certificatifs, interros écrites en classe dans les mêmes conditions pour tous et toutes, devoirs à domicile dont on ignore les conditions de réalisation, interactions orales en classe… Or, en conseil de classe, il est peu fréquent et difficile d’avoir un accès clair et objectif à cette diversité de travaux qui nuanceraient les propos.
En outre, par expérience, rares sont les profs qui ont sous leurs yeux leur carnet de notes en conseil de classe, lesquels pourraient témoigner de manière plus nuancée de la progression ou non de l’élève en fonction des travaux notés réalisés. Les membres du conseil de classe font généralement confiance au récit du professeur qui évoque de mémoire et de manière globale les travaux réalisés par l’élève sans preuves à l’appui.
De plus, ces moyennes par élève et par cours sont confrontées les unes aux autres, ce qui nous amène à comparer et à classifier les individus appartenant au groupe classe et donc à distinguer les bons élèves des mauvais. Ce qui nous éloigne de notre mission principale : à savoir l’accès pour tous à l’éducation. En réalité, ce système de notations chiffrées classe les individus selon leurs performances [1]Lire J.-P. Sauzede, « Les notes et l’orientation ou comment le système scolaire distille ses élites… https://lc.cx/YmrZJT.
Enfin la note sur 20 s’assortit aussi d’une série d’appréciations subjectives sur chaque élève et sur la classe. Les professeurs présents en conseil de classe s’accordent ou rivalisent au sujet de Maxime qui fait beaucoup d’efforts, de Julie qui n’est pas consciencieuse, de la classe de 3e qui est une bonne classe, de celle de 5e où il y a une mauvaise ambiance de travail. Et puis, chacun parle en fonction de critères qui lui sont propres : untel sera attentif au fait que l’élève suit parfaitement les consignes, un autre sera attentif au fait que l’élève fait preuve d’originalité, ou attentif à la présentation et à la qualité de rédaction, ou un autre enseignant encore sera attentif à l’exactitude de la réponse ou alors plus attentif au cheminement du raisonnement de l’élève même si la réponse est fausse. De plus, les notes sur 20 sont aussi sujettes à interprétations selon les matières enseignées, les principales et les secondaires : un 9/20 en math, ce n’est pas la même chose qu’un 9/20 en histoire. Le plus souvent, les enseignants sont les maitres de leur discipline et chacun veille à respecter ses chasses gardées ou n’ose en tout cas se mêler du travail des collègues.
Enfin, ces fameuses moyennes individuelles sont aussi influencées par des effets de hasard ou des concours de circonstances invisibles et imprévisibles : c’est par hasard que tel élève se trouve dans une bonne classe, c’est imprévisible que tel élève soit affaibli par une maladie particulière ou affecté par une situation familiale difficile.
Bref, en conseil de classe, la note sur 20, ça me donne à chaque fois (très) mal au ventre. D’autant que ses aberrations sont démontrées, depuis longtemps, par de nombreux pédagogues, mais il semble que ces « démonstrations glissent sur les pratiques des enseignants comme sur les plumes d’un canard [2]Sauzede cherche aussi à répondre à la question : Pourquoi est-ce ainsi ? ».
En outre, le recours aux points a un effet contreproductif. Les élèves ont tendance à ne plus être intéressés que par leurs résultats. Ils ne sont plus en classe pour apprendre, mais pour avoir de bonnes notes. Les profs s’entendent régulièrement demander par leurs élèves : « C’est pour des points ? » Et à la maison, les parents renchérissent : « Tu as eu de bons points ? »
Les bons élèves, les moyens et les faibles sont hantés par leur moyenne. Ils sont angoissés et stressés par leurs performances, ce qui constitue un obstacle majeur à leurs apprentissages. En écrivant ces mots, j’ai l’impression d’enfoncer une porte ouverte et je me demande comment transformer les habitudes d’école mises en place depuis des décennies ? Un sacré chantier, autre chose qu’une cuillère de Maalox pour faire passer mon aigreur d’estomac qui s’accentue quand je lis dans La Riposte de Philippe Meirieu que ce type d’évaluation « est d’un laxisme extrême. Elle n’est nullement formatrice à l’exigence et ne permet guère de progresser ».
Et, c’est vrai qu’en conseil de classe, j’observe un terrifiant laisser-aller quand, après avoir commenté la note sur 20, nous passons à la phase remédiations des élèves en échecs. En principe, nous sommes réunis pour aider les élèves, jeunes humains en devenir, à dépasser leurs difficultés, à anticiper les conséquences possibles de leurs actes scolaires, à être volontaires, à se mobiliser, à « lâcher leurs illusions sans abandonner leurs espérances ». Quid de ces objectifs humanistes quand on se plaint que l’élève n’est pas attentif en classe, quand on ronchonne qu’il n’étudie pas assez, quand on grommèle qu’il ne travaille pas à la maison, quand on gémit qu’il ne participe pas aux remédiations imposées par l’école, et qu’en même temps on veut bien l’inscrire en remédiation, mais que ça ne changera rien en fin d’année, quand on déplore qu’il ou elle a de petits moyens, quand on promet de le coincer aux examens puisque c’est un paresseux, quand on l’accuse de se moquer de nous, quand on ajoute que de toute façon, il ou elle n’y arrivera pas ? Je ne noircis pas le tableau, c’est ce j’entends en conseil de classe quand on arrive aux cas difficiles, aux élèves qui ont vraiment besoin d’aide. Et, je remarque que bien peu d’adultes s’insurgent au sein de ce concert de plaintes qui ne mène l’élève en difficulté nulle part, soit parce qu’on a peur du conflit ou qu’on ne veut pas dépasser l’heure, qu’on a hâte que ça se termine et puis qu’on ne voit pas ce qu’on peut faire de plus. De toute façon, c’est toujours la faute de l’élève, j’entends bien peu (si pas du tout) d’enseignants remettre leurs dispositifs pédagogiques en question, car ce n’est pas le lieu ni le moment… Ok, ok, mais alors on continue comme ça et on les mène dans le mur ?
Il y a bien les évaluations par compétences, qui permettent aux élèves d’identifier les aspects dans lesquels ils doivent s’améliorer et renforcer leurs apprentissages. Cependant le système traditionnel permet peu d’optimiser cette façon de faire. Quand il faut en rendre compte dans le bulletin, on s’aperçoit qu’au sein de chaque discipline, les compétences à acquérir sont nombreuses, elles sont parfois multipliées à l’excès devenant incompréhensibles pour les élèves et illisibles par leurs parents. En outre, les compétences produisent un temps exagéré de corrections pour les professeurs et pour les élèves, temps perdu en termes d’apprentissages [3]Pierre Merle, « Évaluer les élèves ? Oui, mais comment ? », Sciences Humaines, octobre 2018.. Et si dans mon école, nous évaluons par compétences, elles sont juste indiquées dans les remarques du bulletin (bien souvent ignorées par les parents) tout à côté de la note sur 20 qui brille (ou pas) de mille feux.
Bref, en explorant plus avant ce casse-tête angoissant de l’évaluation, j’ai découvert que je participais malgré moi à une forme de pédagogie dénoncée par Paulo Freire, à savoir la pédagogie bancaire. Je voudrais en toucher quelques mots… Par cette métaphore, le pédagogue brésilien (mort en 1997 et aujourd’hui conspué par le président Jair Bolsonaro [4]I. Pereira, « Le président Jair Bolsonaro contre le pédagogue Paulo Freire », 2018, sur https://lc.cx/DxeP8u ) désigne une pratique pédagogique qui dépose des notions dans la tête des élèves, à la manière des dépôts qui s’effectuent dans les banques. Quelle horreur ! Vraiment, je ne me sens pas l’âme d’une banquière ! Alors que faire ? Freire préconisait de remplacer cette pédagogie chiffrée par la pédagogie de l’autonomie. Ce qui rejoint les propos de Meirieu qui propose une pédagogie du chef-d’œuvre (chef-d’œuvre qui est le support de l’évaluation) comme antidote à l’absurde moyenne chiffrée de l’évaluation traditionnelle… Ouf, on y est, et comme j’ai plutôt la fibre artistique, allons-y pour le chef-d’œuvre, suite au prochain numéro, on verra si ça foire ou pas.
Notes de bas de page
↑1 | Lire J.-P. Sauzede, « Les notes et l’orientation ou comment le système scolaire distille ses élites… https://lc.cx/YmrZJT |
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↑2 | Sauzede cherche aussi à répondre à la question : Pourquoi est-ce ainsi ? |
↑3 | Pierre Merle, « Évaluer les élèves ? Oui, mais comment ? », Sciences Humaines, octobre 2018. |
↑4 | I. Pereira, « Le président Jair Bolsonaro contre le pédagogue Paulo Freire », 2018, sur https://lc.cx/DxeP8u |