Alibaba… sésame, montre-toi !

« Bon alors finalement, l’arrivée d’Alibaba à Liège, on ne sait toujours pas si c’est bien ou pas ? » C’est avec ces mots qu’une enseignante clôture la formation qu’elle vient de suivre sur le thème de l’installation d’Alibaba, géant de l’e-commerce sur le site de l’aéroport de Bierset. «,»Trois demi-journées de formation continuée pour dix-huit enseignants, organisées par sept membres du consortium sciences humaines avec une visite sur le terrain, l’intervention de pas moins de huit intervenants aux profils et aux positionnements différents, la mise à disposition d’un dossier documentaire[1]https://shrtm.nu/uzqP composé de dizaines de documents variés (dont certains inédits) et d’éclairages théoriques multiples… La majorité des participants enseigne l’EDM (66,6 %), la géographie (54,5 %) et l’histoire (54,5 %). Certains donnent également le cours de sciences humaines (36,4 %), sciences sociales (27,3 %) ou sciences économiques (18,2 %). Toutes les disciplines associées à la formation AESI Sciences humaines sont donc représentées.

Un consortium disciplinaire

Dans le cadre du Pacte et de la mise en place d’un tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire, des consortiums disciplinaires ont été constitués. Il s’agit de groupes de travail composés d’enseignants-chercheurs, engagés pour évaluer et concevoir des outils didactiques destinés aux professeurs. Ces derniers doivent être déclinés dans les différents niveaux du futur tronc commun, du préscolaire au début du secondaire.
En plus de l’évaluation et de la présentation sur e-classe d’outils existants, nous avons voulu produire des outils qui poussent l’enseignant à réinterroger ses pratiques et à envisager d’autres chemins didactiques possibles.
Comment accompagner les enseignants du tronc commun en sciences humaines dans leur travail et leur mission de former les élèves à s’intéresser au monde qui les entoure, à l’étudier de manière critique pour mieux comprendre et s’emparer de ses enjeux et multiples défis d’aujourd’hui et de demain ? Nous avons travaillé autour de trois grands principes.

Battre le fer tant qu’il est chaud

Croiser et articuler les savoirs savants, les démarches de recherche scientifique et les enjeux sociétaux.
Nous avons élaboré un outil Tout fait savoir au bon moulin didactique qui permet aux enseignants de réfléchir à une série de « nœuds épistémologiques » transversaux (se questionner, pratiquer le terrain, négocier un projet commun…) et ce, dans une optique intégrative et pluridisciplinaire, en croisant les regards des différentes disciplines qui composent le champ des sciences humaines.
Pour nous, apprendre les sciences humaines, c’est :
– Apprendre les sciences humaines, c’est-à-dire des contenus disciplinaires ; Apprendre à faire des sciences humaines, c’est-à-dire apprendre des techniques et méthodes de recherches ; « Orienter ses choix et agir en s’appuyant sur les sciences humaines » : les élèves prennent position face à des enjeux sociétaux (liés à la démocratie/citoyenneté, aux médias, aux technologies, à l’environnement, au marché…) et planétaires en s’appuyant sur des méthodes, des modèles et des concepts et agissent en conséquence.

Partir du réel

Pour cette formation, nous avons décidé de choisir la thématique d’Alibaba, géant du web chinois et de l’e-commerce qui pousse à questionner les grands enjeux de notre société. Le modèle économique qui se cache derrière le fonctionnement de cette entreprise fait débat. Est-ce un modèle durable ? C’est-à-dire viable, équitable et vivable tant pour les générations d’aujourd’hui que pour les acteurs absents que représentent les personnes trop jeunes ou n’ayant pas suffisamment de poids (pouvoir) pour se faire entendre sans parler des futurs habitants de notre terre. Cette thématique interroge également nos systèmes démocratiques en mettant en tension nos valeurs de liberté et d’égalité et le rôle, le pouvoir de l’État face à ces nouveaux géants économiques. Enfin, nous voyons qu’il est difficile de prendre position du fait d’un manque de recul sur les effets de ce modèle tant au niveau local que global. Tout comme, il est ardu de faire des comparaisons avec d’autres régions du globe concernées par l’implantation des géants de l’e-commerce, car elles n’ont pas nécessairement les mêmes modes de fonctionnement et le même environnement économique et social.
Les défenseurs de la venue d’Alibaba à Liège diront qu’il faut suivre son époque et ne pas se laisser distancer par la concurrence des autres villes européennes. Les opposants mettront en avant les couts sociétaux et environnementaux supérieurs selon eux aux gains économiques à moyen et long terme.
Face à ce modèle économique, source de l’accélération de l’empreinte de l’Homme sur son environnement, nous sommes amenés à développer notre pensée critique en nous situant par rapport à nos propres représentations… Pour ensuite être confrontés, grâce à nos explorations, à différents documents présentant des points de vue et expertises d’acteurs gravitant autour de cette thématique.
Partir de la vie des gens d’aujourd’hui, de faits observables qui sont ensuite questionnés et appréhendés progressivement au cours des séquences afin de percevoir toute la complexité (les différentes dimensions et aspects qui interviennent éclairent) et la conflictualité (les différents acteurs et leurs points de vue, les gagnants et les perdants) de ce qui se joue (enjeux sociétaux).

Pratiquer l’isomorphisme

Plus simplement dit : ne rien dire que nous n’ayons fait nous-mêmes.
Pour étudier notre sujet et développer un regard critique dessus, nous avons appliqués pour nous-mêmes pendant plusieurs semaines, le chemin didactique proposé par notre outil Tout fait savoir au bon moulin didactique que nous souhaitons voir instaurées dans les classes du tronc commun. Nous voulons éviter un discours moralisateur auprès des enseignants, fait de vérités sur ce qu’il faut faire et penser. Cela nous permet de gagner en légitimité et en authenticité.

En route…

C’est donc sur la base de ces trois principes que nous nous mettons au travail…
Très vite, le tableau interactif foisonne de mots clés et de graphiques… Nous démarrons notre première demi-journée de formation en utilisant l’outil numérique Wooclap pour saisir les représentations de nos participants. Sans surprise et comme pour nous-mêmes, le rendu est contrasté quant à la perception de la venue d’Alibaba à Liège et l’intérêt pour le développement de l’e-commerce. Aux aspects économiques mis en avant de manière souvent assez positive (création d’emploi) s’opposent des arguments environnementaux (pollution due à l’accroissement des transports de marchandises) et sociétaux (qualité de l’emploi offert). Cette étape permet de lancer le groupe dans un questionnement salvateur, selon nous, pour développer une pensée critique. Elle place les participants face à leurs propres connaissances et croyances tout en se confrontant à celles de leurs collègues. Le risque de ne pas passer par cette étape à chaque début de recherche est d’orienter les futures explorations dans la même direction. Un peu comme quand nous réalisons une recherche sur internet et que nous sommes poussés par les logarithmes à s’enfermer dans nos idées et nos habitudes.
Et si nous dépassions, enrichissions nos représentations… Pour dépasser celles-ci et traiter les questions de notre groupe de participants, nous débutons une exploration sur la base de la sélection d’un panel de différents acteurs partisans ou non de cette implantation. Il est composé d’un riverain, du gestionnaire de communication pour Liège Airport, du responsable du transport intermodal, d’un militant d’une association, d’un directeur d’entreprise spécialisée dans le développement de l’e-commerce en Région wallonne, d’un expert dans les matières numériques en lien avec l’environnement et d’un expert en politique économique. Nous faisons régulièrement le point avec les participants pour dégager dans les discours des axes de tensions tels que régulation par le marché et/ou régulation centralisée. Ceux-ci font ressortir des questions dont la société doit s’emparer pour avancer. Alibaba à Liège, faut-il laisser faire le marché et/ou réguler par les pouvoirs publics ? Cet outil d’analyse, utilisé en sociologie, permet d’associer deux idées en apparence opposées et contradictoires, mais qui sont surtout de valeur égale. On perçoit la complexité des choix et des équilibres à faire dans une société autour des enjeux, c’est-à-dire ce que l’on a à perdre ou à gagner, tels que des nuisances sonores ou encore l’emploi. Les participants s’enrichissent ainsi de nouveaux éclairages leur permettant de remettre en question leurs idées de départ ou de les conforter. Un débat est alors envisagé pour la troisième et dernière demi-journée de formation.
Quelles décisions prendre ? Devons-nous soutenir cette arrivée ou la combattre ?… La dernière activité proposée introduit dans le débat la question politique et citoyenne. Celui-ci est enrichi par la venue d’un homme politique (ancien président de parti et député) permettant de mettre en avant toute la complexité et la difficulté de la prise de décision politique. Se confronter à l’exercice du pouvoir nous oblige à dépasser les prises de position démagogiques et introduit de la réalité dans le débat.

Alors échec ou réussite ?

« Bon alors finalement, l’arrivée d’Alibaba à Liège, on ne sait toujours pas si c’est bien ou pas ? » On peut percevoir un certain dépit et peut-être de la frustration de ne pas avoir une réponse catégorique au questionnement sur le bienfondé ou non de la venue d’Alibaba… On peut aussi considérer que la formation a atteint les objectifs qu’elle s’était fixés au regard du fait que les participants n’ont pas découvert une vérité, mais des points de vue contrastés, une réalité complexe et conflictuelle.
Mais, c’est dans l’élaboration de séquences de cours pour des élèves du tronc commun que nous espérons voir le plus de signes que les objectifs de développement d’une pensée critique autour des enjeux de ce monde auront bien été travaillés. À ce jour, nous avons reçu deux mails d’intention de s’emparer du thème abordé à cette formation dès cette année scolaire…
… Même si cela ne nous indique toujours pas si les enseignants mettront le développement d’une pensée critique chez les élèves au centre de leurs objectifs, nous sommes confiants, car l’envie semble être présente. À nous d’accompagner et de coopérer dans le futur avec eux. Nous mettons d’ailleurs en place d’autres formations sujettes au débat citoyen dans lesquelles l’esprit critique est central (le complotisme, les problématiques liées au genre, la production alimentaire). Un espace numérique permettant aux participants de nos formations de déposer des activités en classe sur la base de l’outil Tout fait savoir au bon moulin didactique est en cours d’élaboration. Histoire de créer une sorte de communauté autour de cet enjeu essentiel pour nos sociétés démocratiques. Le travail est loin d’être terminé…

2022-09-28 16:36:15

 

Notes de bas de page

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1 https://shrtm.nu/uzqP