« Allo Émilie ? Tu as six élèves sur le toit, tu peux monter s’il te plait ?? »

Cette année, au cours de français, je me suis lancée dans le tournage de courts-métrages avec mes élèves de 4e et ma motivation, comme la leur, a traversé bien des épreuves.

Mettre en place un projet dans une école est toujours une aventure. Les mille-et-un évènements prévus ou inattendus du quotidien de l’école rendent toujours difficile la nouveauté. Pour être sure, cette fois, de mener ce projet de courts-métrages à son terme, j’ai cherché un concours auquel m’inscrire pour me donner un cadre contraignant. Autre sécurité : entre professeurs de français de 4e, nous avons imaginé un festival fantastique dans l’école, entièrement réalisé par les élèves avec expos, projection de films, foire, etc. L’organisation de ce festival a été assez bancale, mais c’est pourtant cet engagement collectif qui m’a fait tenir bon, car, emportée par le flot du rythme scolaire, j’ai réussi à laisser passer la date limite d’inscription au concours…

« Ça ou autre chose, pour eux, c’est pareil »

En octobre, déjà dépassée par la matière, j’ai lancé mes élèves dans l’écriture de faits divers fantastiques, futurs scénarios. En me remettant ces devoirs, ils semblaient avoir oublié ma proposition de courts-métrages. Un élève m’a quand même reposé la question : « Et les films, Madame ? On va vraiment les faire ? » J’ai dit « Oui, bien sûr. » mais on était presque en décembre, les examens arrivaient et je n’étais plus sure de respecter mon programme. J’ai repoussé ma préparation de ce projet aux vacances de Noël en me disant que, si j’oubliais, les élèves auraient peut-être aussi oublié en janvier.
Si j’avais dû compter sur la motivation des élèves, j’aurais laissé tomber. À ce stade du projet de courts-métrages, ils ne montraient aucun intérêt particulier. Je comprenais tout à coup cette réflexion que j’ai souvent entendue dans la salle des profs : « Moi, je ne lance plus de projets, de toute façon, les élèves s’en foutent. On dirait que ça ou autre chose, pour eux, c’est pareil. Alors, pourquoi se casser la tête ? » C’est vrai que les élèves sont parfois avares de motivation pour ce que proposent les profs. Dans mon cas, les élèves restaient méfiants, ne voyant encore rien de concret et ne me connaissant pas encore. Je sentais qu’ils craignaient de se faire encore avoir, je ne serais pas le premier prof (ni le premier adulte) à ne pas tenir une promesse. Et ils auraient pu avoir raison, car les courts-métrages ne tenaient qu’à un fil : ma lente maturation du projet pouvait tout autant le faire murir que pourrir.

Motivation et confrontations

En janvier, les élèves étaient comme surpris de me voir arriver avec la planification du projet. Ça a démarré en force, certains commençaient à m’accorder leur confiance. La motivation montait : « On va filmer dans le bureau du directeur et dans un cimetière, le prof de math sera assassiné. » Ils s’emballaient et je devais souvent les rappeler aux étapes de travail et au calendrier. Si certains élèves enthousiastes venaient me dire « Oh merci Madame, c’est super de faire ça ! », d’autres, encore méfiants, cherchaient le piège. Malgré cela, je me disais : « C’est parti, c’est leur projet maintenant. »
Les moments de travail en sous-groupes s’alternaient avec des cours théoriques sur le cadrage et l’analyse filmique auxquels les élèves assistaient en râlant un peu. Moi qui pensais que le projet pratique garantirait leur intérêt pour la matière théorique… Non, ils étaient éteints pendant ces cours-là et ne s’animaient que quand ils discutaient entre eux de leur court-métrage. Pendant le travail en sous-groupes, je faisais le tour pour les aider ou les presser d’avancer. Si certains acceptaient mes interventions ou m’écoutaient même religieusement en m’approuvant (oh, comme je les aime ceux-là), d’autres me regardaient de travers, s’arrêtaient de discuter à mon approche, en soufflant, en me disant carrément de ne pas trop les interrompre ou en protestant avec méfiance d’un « C’est toujours nous que vous venez voir Madame ! »
Ces confrontations s’intensifiaient avec ces élèves-là, principalement motivés pour « ce qui fait rater des heures de cours », ce qui permet d’outrepasser les règles de l’école ou de frimer auprès des autres. Confiants en eux, ils ne voulaient pas trop de ma présence ni de mon aide. Ils voulaient bien travailler, mais pas respecter mon cadre, ni avoir peur de mes avertissements sur la nécessité d’être rigoureux et organisé pour réussir un film. Plus ils me demandaient d’autonomie, plus je devenais rigide avec eux, ils m’énervaient tellement.
Il m’a fallu un peu de temps avant de comprendre que ce n’était pas moi qu’ils rejetaient, mais le cadre trop serré que j’incarnais. Malgré qu’ils « ne respectaient rien », j’ai fini par leur laisser un peu de latitudes et nos relations se sont améliorées. J’attendais un geste de leur part avant de me détendre et ils attendaient un geste de ma part avant de s’investir. Notre duel de cowboys aurait pu durer longtemps. Je comprends aussi que je leur en voulais de rechercher et d’apprécier d’être indépendants, de se distinguer de la masse alors que c’est ce que j’étais moi-même occupée à faire parmi mes collègues avec ce projet de court-métrage… Miroir, quand tu nous tiens.
Difficile de ne pas répondre ou se sentir blessée par tous les bâtons que les élèves mettaient dans les roues du projet. Difficile de regarder ce que les réactions des élèves venaient révéler chez moi. Je n’avais pas de répit, je devais sans cesse produire de la nouvelle motivation pour porter le projet alors que je le croyais lancé et soutenu par la motivation des élèves.

Ton désir sera le mien

Le moment du tournage est arrivé. Dès le premier jour, les groupes n’étaient pas prêts, certains avaient oublié leur matériel, d’autres pas prévu les costumes… Ces deux semaines ont été très compliquées à gérer, d’autant qu’une partie des scènes se tournaient après 16 h et que les groupes voulaient tous venir des jours différents. J’ai regretté d’être seule à porter ce projet, j’aurais pu collaborer avec mes collègues tout comme je demandais aux élèves de le faire. Une question me poursuit encore aujourd’hui : était-ce logique de fonctionner seule face à un groupe auquel je prétendais apprendre à collaborer ?
Certains élèves testaient l’ampleur du projet : pourront-ils vraiment faire ce qu’ils veulent ? Tourner dans n’importe quel lieu et à n’importe quelle heure ? J’ai l’impression qu’ils avançaient progressivement dans l’invraisemblable jusqu’à atteindre la limite des possibilités comme pour me dire « Vous voyez, Madame, c’est pas si génial que ça votre idée. On ne peut même pas faire tout ce qu’on veut… » Au départ, j’avais tellement envie de les motiver que je disais oui à tout. Je me démenais pour les aider à réserver des locaux, demander des autorisations et les élèves restaient exigeants, ils demandaient le mieux pour eux sans jamais se soucier du mieux pour moi. J’ai dû alors beaucoup dire non, poser un cadre clair pour me faire respecter.
Le retour à la réalité, ils l’ont fait aussi eux-mêmes, car, après avoir théoriquement fantasmé, ils renonçaient si c’était trop difficile à mettre en pratique. Un groupe, par exemple, voulait tourner une scène de nuit et rester dormir à l’école. Happée par leur désir, j’ai d’abord accepté de passer cette nuit avec eux, une décision aussitôt regrettée (dormir à l’école, quelle horreur !) Alors je n’en ai plus parlé et je ne me suis pas mobilisée pour le faire, sachant que si je ne l’organisais pas, ça ne se ferait pas. Et ils se sont effectivement dégonflés. Encore un drôle de jeu relationnel, un duel qui m’a fait regretter de ne pas porter le projet avec un collègue, ce qui aurait pu m’aider à briser le face à face.

Dans l’élan

Le dernier jour de tournage était la journée pédagogique pendant laquelle mes élèves étaient autorisés à venir tourner. Premières sueurs froides le matin quand ils ont débarqué en chahutant dans le couloir au beau milieu du discours de la direction… Les tournages se sont ensuite bien déroulés et je m’occupais très peu d’eux. Ils tournaient depuis deux semaines déjà et je les sentais autonomes. À 17 h : « On en fait encore juste une, madame ! » Plutôt que de rester avec eux, je me suis posée dans la salle des profs, un peu énervée d’être encore coincée à l’école ce jour-là. Le téléphone a sonné, c’était la sous-directrice : « Allo Émilie ? Tu as six élèves sur le toit, tu peux monter s’il te plait ? Je ne suis pas sure que ce soit une bonne idée. »
Toute tremblante, j’ai monté en courant les escaliers et l’échelle (dont j’ignorais l’existence) qui mène au toit. Je les ai retrouvés très relax et détendus. Ils ne se sentaient pas en faute, ils disaient avoir eu l’autorisation du directeur (celui-ci avait effectivement approuvé leur envie de tourner une scène là-haut, mais les conditions devaient évidemment être négociées avec moi !) J’étais traumatisée de ce qui aurait pu arriver et en même temps fascinée par leur geste : ils n’étaient pas montés en cachette sur ce toit, ils avaient juste « oublié de me prévenir ». Ils se sont sentis « autorisés » de le faire, emportés dans l’élan du projet. Leur motivation dépassait le cadre que j’avais posé et j’ai regretté de ne pas avoir été là pour l’adapter : j’étais trop fatiguée d’avoir trop porté, j’aurais eu besoin de relai.
Le ciel était très bleu pour un mois de février, la lumière était superbe. Si j’avais été là, nous serions montés ensemble sur le toit pour tourner une scène grandiose.

Motivation collective

Aucun des groupes n’a terminé son tournage dans les temps, je les ai beaucoup relancés, l’échéance finale a été reculée trois fois. Jusqu’au dernier moment, j’ai eu peur qu’ils n’aillent pas au bout du montage. Le dernier court-métrage a été finalisé la veille du festival et tous ont été projetés. Cette réussite-là a fait du bien. Pourtant, je n’ai pas profité comme je l’imaginais du résultat de ce travail et je n’ai surtout pas eu le courage d’entreprendre un travail d’évaluation collective pour démêler certains conflits et prises de pouvoir dans les groupes, comme « Ce film, c’est le mien, Madame, les autres n’ont rien foutu. » Le projet est arrivé à son terme1, mais pas aussi collectivement que souhaité.
Le bon côté c’est que récemment, dans la salle des profs, j’ai entendu des collègues qui disaient que me voir m’investir pour ces courts-métrages leur avait donné envie de réinventer de nouveaux projets. Certains se sont aussi joints à l’organisation du festival. Tout comme les élèves, les professeurs ont besoin d’être emportés par la motivation des autres et de réussir des expériences collectives pour avoir envie de les reproduire. 