Apprendre à raconter l’histoire d’un livre (4)

Nous retrouvons cette classe de 1re primaire et sa titulaire déjà rencontrées autour du métier d’élève[1]Épisode 1 dans le TRACeS 208., de l’entrée dans la lecture[2]Épisode 2 dans le TRACeS 209., des nombres et des quantités[3]Épisode 3 dans le TRACeS 210.. Nous continuons à y tenir notre fil rouge : faire attention à ce qui peut, en classe, créer ou renforcer les inégalités face aux apprentissages. Cette fois-ci, il s’agit de pouvoir raconter une histoire qui a été lue par l’institutrice.

Ce jour-là, les enfants allaient à la Bibliothèque de l’école. Manon demande si, aujourd’hui, elle pourrait emprunter un livre de « ces étagères-là ». Là sont rangés les « romans » et les enfants n’en ont pas encore emprunté.

Alexia demande alors : « On pourra raconter son histoire quand on rendra son livre ? »
“Faire en sorte que du non compris puisse se dire dans la classe.”Cette question vient-elle parce qu’il s’agit aujourd’hui de romans, avec le prestige des plus « gros livres » ? Ou simplement du fait de se familiariser avec les livres et ce qu’on en fait ? Mystère. Dès l’école maternelle, mais encore en début d’école primaire, apprendre à lire c’est aussi apprendre à comprendre des textes longs, sans attendre que les élèves sachent lire…

« Mais je ne sais pas raconter une histoire, moi » dit Diana et d’ajouter en s’adressant à l’institutrice : « Quand tu avais lu “Les trois brigands” [4]Tomi UNGERER, Les trois brigands, L’école des Loisirs, 1968., personne, sauf Erwan, n’avait pu raconter l’histoire ! »

« Eh bien, en rentrant en classe, nous allons apprendre à raconter une histoire. » répond l’institutrice.

L’institutrice leur lit alors le livre « Loulou », sans montrer les images. En effet, le texte de cette histoire peut se comprendre sans y avoir recours. Par contre, il n’est pas possible de comprendre l’histoire à l’aide des seules images. _ Cette façon de faire, sans les images, c’est aussi aller vers la culture écrite.

L’activité poursuit au moins deux buts en lien avec cette culture écrite.

Savoir lire : si lire, c’est, entre autres, se faire une histoire dans la tête, pouvoir raconter une histoire tirée d’un livre lu peut y amener et affiner les capacités de lecteur. Et savoir écrire aussi : ce passage par l’oral qui a capté de l’écrit pourra conduire vers une écriture de récit qui commencera, souvent, par la dictée à l’adulte… Les points d’attention que je remarque dans la suite sont sans doute liés à ces buts.

Comprendre l’histoire d’abord

Bien comprendre une histoire avant de la raconter, c’est indispensable, mais cela n’est pas évident pour de jeunes élèves à qui on demande pourtant souvent de raconter. D’autant plus qu’ils ne se rendent que rarement compte de ce qui peut faire incompréhension, surtout quand la lecture d’histoires, c’est à l’école seulement qu’ils la vivent !

Là, dans la classe, l’institutrice a écouté Diana et Nisrine qui se souvient : un autre jour, les enfants n’avaient pas bien compris l’histoire « Les trois brigands » et ne pouvaient donc pas bien la raconter. Pourtant, cette histoire leur a été lue et relue, déjà en maternelles, mais jamais n’étaient arrivées des questions au sujet de cette petite fille installée dans une diligence qui souriait quand des brigands l’attaquent…

Pourquoi souriait-elle ? Les enfants ne savaient pas ou n’avaient pas remarqué ce sourire dans les dessins. La petite fille est orpheline et désormais, elle doit aller vivre chez une vieille tante qu’elle n’aime pas. Elle est contente alors d’être prise par des brigands ! Les enfants n’avaient pas compris ces deux mots, « orpheline » et « désormais », dont la compréhension était indispensable. De plus, ils ne s’étaient pas rendu compte de cette incompréhension.

Cette fois-ci, l’institutrice va faire en sorte que du non compris puisse se dire ici à propos de « Loulou ».

Lorsqu’un jeune loup qui n’a jamais vu de lapin rencontre un petit lapin qui n’a jamais vu de loup, ils ne savent pas qu’ils sont censés être ennemis, alors ils deviennent amis.

Mais quand ils jouent à « peur du loup », Tom, le lapin a beaucoup plus peur que Loulou, le loup quand ils jouent à « peur du lapin ».

Et leur belle amitié finit par en souffrir.

Grégoire SOLOTAREFF, Loulou, L’école des Loisirs, 2009.

« Je vais maintenant vous montrer les images de “Loulou” et vous allez poser des questions si vous ne comprenez pas. » Ce n’est donc pas l’institutrice qui pose les questions, mais bien les enfants qui sont stimulés à se poser eux-mêmes des questions sur les parties de l’histoire qu’ils comprennent moinsien.

Plusieurs images posent des problèmes de compréhension aux enfants : celle où un loup est mort, mais est dessiné les yeux ouverts (« Mais est-ce qu’il est vraiment mort ? »), celle où des lapins ont l’air d’avoir peur du loup alors que le lapin héros de l’histoire est lui, ami de ce loup (« Pourquoi ces lapins-là ne voient pas que le loup est gentil ? »), celle où le loup fait trop peur au lapin (« Moi, si j’étais à la place du loup, je n’aurais jamais fait aussi peur à mon ami ! »)
Sur cette même image, Youssef demande : « Mais pourquoi le loup il a grandi ? » Les autres enfants demandent à l’institutrice de mieux voir l’image : « C’est vrai, il a de plus grandes oreilles ! Et ses dents… elles sont très grandes ! Tu veux bien revenir à la page d’avant ? Ben, oui, il a grandi ! » Cette discussion montre à quel point certains enfants n’ont pas compris le propos de ce récit. Il est temps d’éclaircir le « nœud » de l’histoire. Habituellement, on ne joue pas à « peur du lapin » parce qu’un lapin, ça ne fait pas peur ; on joue à « peur du loup » parce qu’un loup, ça fait peur, même très peur. Et cette image de loup agrandi, elle est là pour montrer que le lapin a très, très peur.

Pas tout seul

Pour aider les enfants à résoudre leurs problèmes de compréhension, l’enseignant les place dans des activités qui leur permettront de repérer les personnages d’une histoire, d’expliciter leurs intentions et leurs émotions, de retrouver le déroulement chronologique des différentes actions et de comprendre les relations implicites entre les évènements. C’est bien là que l’école doit jouer son rôle : entendre, par exemple que des enfants font référence à ce qu’ils connaissent déjà (le loup c’est un méchant), entendre comment leurs représentations peuvent venir parasiter la compréhension d’une histoire et expliciter ce qui est autre. Par ailleurs, si des enfants ont l’habitude de lire ou d’entendre lire des « Martine » ou des « Walt Disney » où tout est explicite, la littérature jeunesse d’aujourd’hui, plus enrichie et plus pleine d’implicites leur fait difficulté. Une recherche d’explicitations est donc nécessaire. Dans les familles où les parents lisent chaque soir une, deux ou trois histoires aux enfants, ce travail se fait presque spontanément, via tout le dialogue avec l’enfant autour des livres. L’institutrice, dans cette classe, ne compte pas sur ce qui se fait à la maison pour certains, mais le fait elle, dans la classe, avec tous. Entre autres, parce qu’elle refuse de faire comme si tous les enfants pouvaient raconter des histoires, sans apprendre, à l’école, à les raconter.

Se mettre à raconter

En réponse à l’invitation « Qui veut commencer à raconter l’histoire ? », Anthony lève la main avec enthousiasme. Il commence : « Il était une fois un lapin qui n’avait jamais vu de loup et un… », puis, il s’arrête brusquement. Les autres élèves attendent la suite, mais Anthony se tait. L’institutrice lui demande s’il ne se souvient plus (déjà !). « Oui, je ne me souviens plus du mot… » « L’autre animal de l’histoire, c’est un loup, Anthony. Tu peux donc dire il était une fois un lapin qui n’avait jamais vu de loup et un loup qui… » Anthony interrompt : « Non, il y a un mot avant ! » Anthony est persuadé que raconter c’est réciter. Il cherche à dire le texte de l’album mot à mot (« un jeune loup »). C’est courant chez les jeunes enfants et même chez les moins jeunes. L’institutrice précise la différence entre « raconter » c.-à-d. écouter (ou lire) une histoire et la dire avec ses mots et « réciter » c.-à-d. apprendre un texte par cœur et le dire à haute voix. Elle en profite pour ajouter la différence qu’il y a entre « lire » et prononcer le texte qu’on voit. Chez les petits, souvent, lire c’est d’abord lire à haute voix. Plus tard dans l’activité, c’est Aya qui cherchera à nouveau les mots précis du texte et cette fois, ce sont d’autres élèves lui diront qu’elle ne doit pas dire les mêmes mots !
C’est Naïm qui veut continuer à raconter l’histoire. L’institutrice montre toujours les images.

Il y a le lapin qui lit un livre sur son lit et le loup, il est trop grand pour rentrer dans la maison du lapin.

Qu’est-ce qu’il fait le loup ?

Il dit : « Est-ce que tu peux m’aider ? Mon oncle est mort. » Et le lapin dit « Oui, je vais t’aider. »

À nouveau Naïm, comme beaucoup d’autres enfants issus de milieux populaires, montre sa représentation de l’acte de raconter : identifier les éléments (loup, lapin, lit) et, après que l’institutrice l’ait interpelé, décrire les actions. Il a encore des difficultés à établir des relations entre les images et à ne pas se limiter à rapporter les paroles.

À la fin de l’activité, Erwan, élève brillant, enfant unique, très suivi par ses parents, est sollicité pour raconter une dernière fois la première partie de l’histoire de « Loulou ». Lui aussi s’enferme dans la restitution des dialogues entre le loup et le lapin, car, malgré les apports familiaux, reprendre à son compte n’est pas si facile.

Mais Naïm intervient : « Non, tu ne dois pas tout le temps dire ce que disent le loup et le lapin ! ».

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Épisode 1 dans le TRACeS 208.
2 Épisode 2 dans le TRACeS 209.
3 Épisode 3 dans le TRACeS 210.
4 Tomi UNGERER, Les trois brigands, L’école des Loisirs, 1968.