Les évolutions contemporaines des modalités didactiques, des pratiques de classe, des objectifs mêmes de l’École confèrent actuellement une importance plus grande encore aux usages du langage et à leurs réalisations linguistiques. C’est dès lors une cause d’inégalités dans les apprentissages de plus en plus prépondérante [1]Cf. les évaluations PISA et PIRLS..
Dès la scolarisation massive des enfants, les différences linguistiques et langagières entre élèves ont toujours été mises en cause dans les inégalités d’apprentissage. L’école a pour objectif de développer dès les premières classes les usages communicatifs et expressifs du langage. Les élèves y apprennent à raconter, à évoquer et à exprimer des sentiments. Plus largement, et au-delà des premiers apprentissages langagiers, les pratiques enseignantes contemporaines donnent aux échanges dans la classe, une place importante au double motif de favoriser ces apprentissages et de construire des savoirs en groupe ou en collectif.
« Attention aux effets pervers des démarches d’aide et d’adaptation aux élèves. »
Cependant, ces deux visées ne correspondent pas aux mêmes usages du langage, donc aux mêmes ressources linguistiques, aux mêmes habitudes sociales. Dans la société contemporaine, les pratiques sociales et professionnelles obligent très souvent à des interactions sociales. Il est donc nécessaire que l’École se saisisse de l’apprentissage de ces situations d’oral, apprenne aux élèves à avoir des échanges au-delà du cercle familial et amical, où l’explicitation et l’explication sont nécessaires parce que la connivence est absente. Mais, si plus d’aisance dans la communication ou l’expression est importante, cela ne signifie pas que les autres usages scolaires du langage — ses usages cognitifs en particulier et la langue pour apprendre qui met en mot ces usages — vont de pair. Peut-être faut-il rappeler que ce qui différencie les modes de socialisation et donc les milieux sociaux, c’est, le plus souvent, moins la maitrise de la langue maternelle que les usages qui, au quotidien, dans le contexte familial et social, construisent des habitudes langagières, des dispositions.
Les situations de travail scolaire sollicitent ainsi aujourd’hui des activités langagières peu familières pour une grande partie des élèves. Loin d’avoir à restituer des savoirs appris, il leur faut travailler avec des documents, les analyser, mettre en relation expérience, savoir scolaire et non scolaire, se poser des questions, problématiser, comprendre, argumenter… Toutes ces activités simultanément langagières et cognitives exigent de plus une langue qui permet de construire ces élaborations nouvelles. Cette langue, qu’il arrive de nommer scolaire, est moins à penser comme une langue « correcte », normée par l’écrit, « riche » lexicalement, qu’une langue permettant d’élaborer des raisonnements, de conceptualiser les savoirs, de réfléchir. Ainsi, les mots des disciplines ne sont pas réductibles à des étiquettes techniques, savantes, à des mots « pour les autres » comme disent certains élèves (ainsi, le mot « verbe » est un ensemble d’informations de temps, de mode, et de relation avec d’autres éléments de la phrase, un cercle n’est pas « comme un rond », mais un ensemble de propriétés données par sa définition). Ce sont des concepts qui permettent de voir le monde autrement, en fonction du point de vue des disciplines, de généraliser des phénomènes et des propriétés au-delà de la situation qui visait leur découverte et leur apprentissage. Il en est de même des emplois des mots génériques et non spécifiques (fruit ou agrume comme générique vs orange comme spécifique) qui structurent une classification des objets du monde et permettent l’acquisition des savoirs eux-mêmes génériques comme le sont les savoirs disciplinaires.
Ces spécificités concernent le langage et la langue dans leurs fonctions cognitives. Celles-ci et la nécessité de les penser comme un élément fondamental de l’exercice de la pensée et de l’apprendre à l’école conduisent à la vigilance quant à ce qui est produit en classe. Il est par exemple nécessaire de ne pas considérer, même dans les premiers temps de la scolarité, que des mots comme observer, regarder et voir sont des synonymes, alors même qu’en situation scolaire, il est nécessaire d’observer et non « seulement » de voir. Mais observer suppose pour certains élèves un changement de regard sur le monde, d’avoir un regard « outillé » par des indices et un questionnement, eux-mêmes construits dans des cadres disciplinaires (on n’observe pas de la même manière, ni les mêmes choses en littérature, sciences, histoire…). Mais, ce changement de regard, ce passage de « voir » à « observer » est justement pour certains élèves à apprendre en classe.
Pourtant, au motif d’aider les élèves peu familiers de ce que le travail d’apprentissage sollicite, il est tentant pour des enseignants d’utiliser, d’accepter dans la classe une langue de la vie quotidienne, aisément compréhensible par tous les élèves, permettant qu’ils se sentent plus « à l’aise », qu’ils rencontrent moins d’étrangeté et de domination sociale. Certes, il peut aussi s’agir pour certains enseignants, d’un manque de formation dans le domaine d’une sociologie du langage et des apprentissages, d’une difficulté à analyser ce que les élèves font réellement avec le langage. Ils valorisent alors la participation des élèves aux échanges de la classe, alors même qu’ils sont davantage dans l’expression ou la communication d’opinions, d’expérience, de récit, que dans le travail d’élaboration, de raisonnement, et de mobilisation des savoirs pour réfléchir et questionner. Mais au-delà de la question de la participation des élèves aux échanges, l’analyse des dialogues scolaires, souvent dans des cours dialogués visant à élaborer collectivement des savoirs, au moins des raisonnements et des réflexions, met en évidence que les énoncés des élèves manifestent rarement une élaboration aboutie (et il n’est pas ici question de phrases complètes ou correctes), c’est-à-dire allant jusqu’au bout d’un raisonnement appuyé sur la mobilisation des connaissances ou savoirs déjà acquis. Il n’est pas rare que l’énoncé d’un mot par un élève suffise pour que « la classe continue d’avancer » évitant ainsi le travail simultanément cognitif et linguistique d’argumentation ou au moins de justification.
Depuis quelques années, deux types d’évolution des écrits utilisés en classe expliquent la référence à la notion de littératie pour mieux identifier les difficultés de certains élèves et de nouvelles sources d’inégalités sociales. Cette notion désigne ici les ressources cognitives et langagières élaborées dans les pratiques sociales construites dans la familiarité avec l’écrit. Cependant ces ressources, construites pour certains dans les modes de socialisation familiaux, ne font pas toujours objet d’apprentissage scolaire alors même qu’elles peuvent être implicitement sollicitées. Il s’agit de l’évolution, d’une part, des albums de jeunesse, et d’autre part, des manuels contemporains et des documents de travail.
L’évolution des albums de jeunesse est marquée par une intrigue souvent implicite, qui ne peut se comprendre qu’en mettant en relation des éléments successifs ou non, en verbalisant les inférences, donc ce qui n’est pas écrit, en prenant en compte des indices souvent épars, l’image peut n’être pas l’illustration de l’écrit, mais un autre éclairage, parfois contradictoire [2]Les albums des éditions de « l’École des loisirs » sont un bon exemple de ce type d’albums.. Comprendre, c’est alors identifier l’intention de l’auteur non réductible au seul récit des évènements vécus par les personnages. Dès lors, la compréhension linéaire ne suffit pas, les bonnes réponses aux questions de l’enseignant en « qui fait quoi, quand » ne suffisent pas non plus à assurer la compréhension. Mais là encore, au motif de faciliter les bonnes réponses et d’aider les élèves, ces questions restent souvent majoritaires, au détriment des questions en « pourquoi », « comment ». Pourtant, ce sont ces dernières qui sollicitent davantage les raisonnements, argumentations, explicitations qui sont nécessaires à la compréhension, plus précisément, à la construction de la signification des textes qui n’est plus donnée, mais à construire. Ces questions habituent de plus les élèves à se poser des questions, attitudes cognitives si importantes pour comprendre les savoirs scolaires et s’y intéresser.
C’est de même une signification qui n’est plus donnée, mais à construire que l’on retrouve dans les moments de classe où les élèves travaillent à partir de documents ou de doubles pages de manuel « composites », c’est-à-dire composés de schémas, de reproductions, de textes aux genres hétérogènes (textes de savoir, récits, références à la vie quotidienne, questions, définitions de mots…). La « compréhension » et donc l’usage de ces documents ou manuels font rarement l’objet d’un apprentissage alors même qu’ils supposent la capacité à identifier les enjeux de savoir, à identifier le phénomène, le concept en jeu qui se dissimulent dans cet ensemble hétérogène. Si ces manuels et documents sont souvent plébiscités par les enseignants pour leurs textes courts, leurs illustrations attractives, ils sont aussi des occasions manquées d’une élaboration langagière difficile et donc à accompagner par un étayage sans doute serré.
Si on ne veut pas accroitre les inégalités scolaires et plus largement sociales, il faut attirer l’attention sur ces effets pervers de démarches d’aide et d’adaptation aux élèves. Celles-ci conduisent à l’évitement des apprentissages langagiers et cognitifs pourtant tellement nécessaires dans les classes pour permettre les apprentissages scolaires.