Appropriation de la langue écrite

Quelles difficultés les élèves issus de l’immigration rencontrent-ils dans l’appropriation de la langue écrite. Apport d’une étude longitudinale menée dans des écoles primaires de la Région de Bruxelles Capitale.

L’appropriation de la langue orale et écrite par les enfants issus de l’immigration constitue une préoccupation majeure pour les chercheurs et les pédagogues concernés par la scolarité de ces enfants. Des études, réalisées aux Pays-Bas par VERHOEVEN et ses collaborateurs, dans lesquelles on compare des enfants d’origines turque et marocaine à des enfants autochtones de niveau socioéconomique équivalent (EXTRA & VERHOEVEN, 1994 ; GEVA & VERHOEVEN, 2000), montrent que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture pose certains problèmes aux enfants issus de l’immigration. Ces difficultés seraient dues à leurs compétences orales limitées.

La situation dans nos classes

Qu’en est-il de la situation des enfants issus de l’immigration en Belgique francophone ? Rencontrent-t-ils des difficultés spécifiques avec la langue écrite ? Quelle est la nature exacte de ces difficultés ?

L’objectif premier de l’étude présentée dans cet article était de déterminer si, à niveau socioéconomique comparable, les performances en lecture et en orthographe des élèves issus de l’immigration de 2e et 3e génération différaient ou non de celles de leurs pairs autochtones scolarisés dans les mêmes classes. Certains auteurs (BRAUN, FORGES & WLOMAINCK, 1997) ont mis en évidence que bon nombre d’habiletés, pourtant inscrites dans les programmes du 1e et 2e degrés primaires, ne sont toujours pas acquises dans les classes où se trouvent plus de 15 % d’élèves issus de l’immigration.

L’étude que nous avons menée a porté sur 357 élèves inscrits dans des écoles communales de la Région de Bruxelles Capitale. Ces écoles différaient par la proportion d’élèves autochtones et issus de l’immigration dans les classes et par le milieu socioéconomique d’appartenance de ces enfants. Nous avons comparé trois groupes d’élèves : les élèves issus de l’immigration marocaine, les élèves autochtones et les élèves issus d’autres migrations. Les écoles accueillaient soit majoritairement des élèves issus de l’immigration de milieu socioéconomique faible, soit minoritairement des élèves issus de l’immigration de milieu socioéconomique moyen. Tous les enfants étaient scolarisés au départ en 3e année primaire.

Le résultat principal de notre étude indique que lorsqu’on considère des enfants scolarisés dans les mêmes classes, ce qui garantit une certaine homogénéité de niveau socioéconomique et des méthodes scolaires, les enfants issus de l’immigration obtiennent des résultats similaires aux enfants autochtones en lecture et en orthographe. Par ailleurs, nous observons des différences importantes entre écoles. Les élèves des écoles qui accueillent les proportions les plus importantes d’enfants issus de l’immigration accusent d’un à plus d’un an de retard tant en langue écrite qu’orale. Alors que les écoles qui accueillent minoritairement des élèves issus de l’immigration se rapprochent de la norme d’une 4e année primaire.

Les retards homogènes en langue écrite et orale que présentent les élèves des écoles accueillant majoritairement des élèves issus de l’immigration sont dus au fait qu’ils possèdent des connaissances lexicales et syntaxiques pauvres, leur lexique orthographique est moins développé, ce qui les conduit à se comporter comme des lecteurs/scripteurs débutants. De plus, les difficultés qu’ils rencontrent en décodage les conduisent à des problèmes de compréhension à la lecture, ceux-ci étant eux-mêmes fortement liés au niveau de vocabulaire et de syntaxe.

Le fait que les mécanismes de base de traitement des mots écrits chez les enfants des écoles accueillant majoritairement des élèves issus de l’immigration soient immatures est de mauvais pronostic, car le développement de mécanismes de lecture plus sophistiqués dépend de la lecture elle-même qui sera d’autant plus limitée que les mécanismes de base sont immatures. Ces difficultés vont persister jusqu’à la fin de leur scolarité primaire et ceci est d’autant plus marqué chez les enfants ayant un faible niveau de départ.

Des différences liées à la langue orale et aux méthodes d’apprentissage

Les difficultés rencontrées par les écoles accueillant majoritairement des élèves issus de l’immigration et de niveau socioéconomique faible semblent caractérisées par un retard considérable et non par une déviance par rapport au développement normal des processus de lecture. En effet, les procédures de lecture sont mises en place chez les élèves, mais elles ne sont pas encore automatisées en fin de 3e année primaire. Nous avons tenté de mettre en évidence certains facteurs susceptibles de rendre compte des différences individuelles.

On relève d’abord la maitrise de la langue orale. Dans notre étude, les élèves de 3e année primaire des écoles de niveau socioéconomique faible qui accueillent majoritairement des populations issues de l’immigration atteignent en vocabulaire et en syntaxe le niveau d’une 1e année primaire. Or, la performance orale constitue un facteur déterminant pour les performances en langue écrite. Dans notre étude, les faibles performances syntaxiques et lexicales obtenues par les élèves des écoles de niveau socioéconomique faible accueillant majoritairement des populations issues de l’immigration ne leur permettent pas d’aborder avec succès l’apprentissage de la lecture et, en retour, de profiter de la lecture pour les développer. Par ailleurs, les difficultés de décodage des mots écrits rencontrées par ces élèves ne sont pas essentiellement dues au retard en langue orale. En effet, la méthode d’enseignement de la lecture est un élément essentiel d’explication de ces difficultés.

Dans les écoles que nous avons évaluées, la méthode d’enseignement de la lecture pratiquée est la méthode dite « mixte ». Cette méthode tente de combiner les avantages respectifs des méthodes globale et syllabique. En pratique, elle commence généralement par l’apprentissage par cœur d’un certain nombre de mots (capital mots) et se poursuit en se combinant avec une analyse syllabique ou phonémique. Ce type de méthode est particulièrement inadapté dans le cas d’enfants issus d’un milieu socioéconomique défavorisé (MORAIS1994 ; BRAIBANT & GERARD 1996). En effet, nous avons pu voir que les élèves des écoles les plus faibles sur le plan socioéconomique présentaient un niveau de 2e année primaire en décodage de mots écrits. Par ailleurs, on constate que les écoles accueillant minoritairement des élèves issus de l’immigration de niveau socioéconomique favorisé se situent au niveau d’une 4e année primaire en lecture. Pourtant, la méthode d’enseignement de la lecture était la même pour toutes les écoles. Quand on analyse de plus près la manière de pratiquer cette méthode, c’est là que l’on constate les différences. En effet, dans les écoles les meilleures, le premier semestre est consacré au capital mot et, dès le mois de janvier, les correspondances lettres-sons sont introduites jusqu’à la fin de la première année primaire. Ce qui permet aux élèves d’automatiser le code.

En revanche, les écoles les plus faibles consacrent le premier semestre et une partie du second semestre au capital mot, ensuite elles introduisent les correspondances sons-lettres, pour repasser quelques semaines plus tard au capital mot et ceci jusqu’à la fin de la 1e année primaire. Dans ces écoles, l’introduction tardive du code conduit les élèves à une impasse. D’une part, ils ne possèdent pas d’instrument leur permettant de décoder les mots écrits qu’ils ne connaissent pas « par cœur », or ces mots représentent la majorité des mots qu’ils rencontrent en début d’apprentissage. D’autre part, leurs ressources linguistiques et cognitives ne leur permettent pas de suppléer efficacement au manque d’habileté de décodage. Ils développent ainsi un sentiment d’incompréhension face à l’écrit. Aussi, ils sont forcés de « comprendre » ce qu’ils lisent de manière superficielle grâce aux mots-clés qu’ils ont pu reconnaitre parce qu’ils font partie de leur « capital mots ». Le travail de suppléance qu’ils peuvent réaliser est très limité parce que leur vocabulaire et leur syntaxe le sont aussi. Ils deviennent alors des lecteurs « approximatifs » qui se contentent d’extraire une idée générale et peu précise du sens du texte qu’ils essayent de lire.

Des différences liées aux écoles

Ce qui semble jouer davantage dans les performances en lecture, ce sont les différences pédagogiques qui peuvent exister entre écoles. En effet, notre étude montre des différences importantes entre les écoles favorisées et défavorisées, au niveau de la prise en charge des difficultés en lecture. L’école recrutant des élèves favorisés sur le plan socioéconomique se caractérise par un programme de soutien aux élèves les plus faibles en lecture. À partir du moment où une institutrice signale des difficultés chez un élève, celui-ci est systématiquement dirigé vers l’enseignant(e) chargé(e) des cours de remise à niveau en langue écrite.

Selon certains auteurs, la concentration d’élèves issus de l’immigration dans les classes serait une variable également susceptible d’expliquer ces différences (BRAUN et al, 1997). Toutefois, nos résultats laissent à penser que ce n’est pas la proportion d’élèves issus de l’immigration en soi qui explique les différences de performances en langue écrite, mais bien l’influence conjointe du milieu socioéconomique, des méthodes pédagogiques, de la maitrise de la langue orale et des pratiques familiales en rapport avec la lecture.
Selon les résultats de notre étude, dans les écoles les plus performantes en langue écrite, 24 % des élèves bénéficient d’un suivi logopédique (en structure privée) alors que, pour les écoles les moins performantes, on ne dépasse pas les 5 %. C’est aussi dans ces écoles les plus performantes en langue écrite que 75 % des parents déclarent pratiquer des activités de lecture extrascolaires.

Les mécanismes de traitement des mots écrits des élèves issus de l’immigration ne sont pas moins efficaces que ceux de leurs pairs autochtones scolarisés dans les mêmes classes. Toutefois, les écoles accueillant majoritairement des élèves issus de l’immigration accusent un an de retard en lecture et en écriture et plus d’un an de retard en syntaxe et en vocabulaire.

Pour remédier à ces difficultés, il est envisageable de travailler le vocabulaire, la syntaxe et les sons de la langue de manière à rapprocher ces compétences orales de celles de la langue écrite. Sur le plan linguistique, ceci est susceptible à long terme de casser le cercle vicieux : incompréhension du code alphabétique – lecture déficiente – absence de bénéfices de la lecture.