Art et révolte

Du pochoir à l’affichage : des messages qui sortent et qui portent. S’émanciper du regard du prof, ça commence peut-être par là…

Il y a quatre ans, j’ai été engagée dans une école dans laquelle les après-midis sont consacrées à des ateliers. Les ateliers consistent en vingt-quatre périodes de cours réparties sur les après-midis des lundi, mardi et jeudi. Toutes les trois semaines, les élèves changent d’atelier. Il y a deux ans, avec Sebastian, le prof d’art, nous avons décidé de travailler à partir des pochoirs. Nous avons mis en place un atelier qu’on a appelé «Art et révoltes».

« Mettre en mouvement vers une possibilité de changement… »

Le but, c’était de découvrir, par la pratique, le pouvoir qu’ont les métaphores, les symboles et de comprendre la signification et l’utilité des concepts. Le pochoir, par la complexité de sa réalisation avec le matériel dont nous disposons (du papier calque léger, des cutters émoussés) force à être économe en mots et en images et donc, à aller à l’essentiel pour transmettre un message sur une affiche. Cet atelier a, depuis, été retravaillé, amélioré. D’autres enseignants se le sont réapproprié. Quant à moi, je l’ai souvent animé en binôme avec Thylla, enseignante de français qui a apporté son regard structurant, une profondeur calme et une confiance.

Semaine 1

Le premier jour, sans beaucoup d’introduction, nous regardons ensemble le film Mustang réalisé par Deniz Gamzé Erguyen. Il raconte l’histoire de cinq sœurs confrontées, de manière inattendue, au mariage forcé. Le film se déroule dans la région de Trabzon, au bord de la mer Noire. C’est dans ce décor que la réalisatrice française d’origine turque a choisi de tisser des histoires de femmes, auxquelles elle était confrontée lors de ses voyages dans sa famille. Pour nouer la multiplicité, pour relier les histoires, pour faire penser et construire, elle s’appuie sur de nombreuses figures métaphoriques : les cheveux longs des filles, flottant au vent; des pommes cueillies avec insouciance dans un verger; le tunnel sombre que l’on emprunte avec elles sans en voir le bout; les pantoufles qui font trainer les pieds empêchant d’aller loin, de fuir…

Le deuxième jour, nous analysons le film et nous définissons ensemble ce qu’on entend par métaphore, par analogie. Nous comparons la scène du verger où les filles cueillent, en riant, des pommes, avec l’insouciance d’Adam et Eve ou celle de Blanche Neige. Nous parlons des cheveux de Raiponce, ce qu’ils racontent dénoués ou coiffés, ce qu’ils disent des garçons et des filles… Ils reçoivent un cahier d’atelier qu’ils complèteront pendant les trois semaines et avec lequel ils seront évalués en fin d’atelier.

Pour nous, cette évaluation orale sera surtout l’occasion de saisir ce qui a été compris par les élèves, ce à côté de quoi nous sommes passés. Parfois, par manque de temps, nous évaluons deux ou trois élèves ensemble. Ils sont rarement évalués de cette manière et le fait de devoir réexpliquer la matière avec leurs mots, de se compléter les uns les autres, de se corriger directement, nous permet d’espérer que le franc tombe à ce moment-là, qu’ils servent à l’apprentissage. La grille d’évaluation est fournie dans le cahier de l’atelier. Ils savent, dès cette première semaine, qu’ils devront réexpliquer ce qu’on entend par métaphore, analogie, symbole et concept. Ils devront montrer comment leur affiche est le résultat d’une réflexion en trois étapes, puis être capables d’expliquer la technique du pochoir.

Cette première semaine est la plus théorique. Pour certains élèves, elle peut être complexe. Ils ne comprennent pas tout de suite où nous voulons en venir. Pour nous entrainer à la symbolisation et la multiplicité des sujets de révolte, nous avons intégré au dossier une dizaine d’histoires de révoltes qui ont eu lieu au XXe siècle. Lors de la troisième séance, nous leur en attribuons une à chacun. Nous leur demandons de symboliser cette révolte. La contrainte étant que ces symboles doivent être dessinés au pastel gras, car ça donne des dessins épais, impossible de travailler la précision, et c’est une première étape pour aller à l’essentiel. Nous analysons les dessins de chacun, repérons ce qui fonctionne ou non. Ceux qui refusent le pastel, déjouent la consigne et dessinent au crayon sont souvent ceux pour qui la conceptualisation — le fait de repérer, d’isoler l’élément essentiel d’une réflexion ou d’une histoire — sera la plus difficile à comprendre. Ce sont ceux-là qui souvent auront plus de difficulté à réaliser une affiche simple et efficace.

Pour préparer la seconde semaine de l’atelier, nous leur demandons de réfléchir à une situation qu’ils ont vécue ou à laquelle ils ont été confrontés de près ou de loin et qui leur a paru révoltante.

Cette seconde semaine sera consacrée à la réalisation progressive de l’affiche. Il s’agit alors de faire un chemin inhabituel… Partir d’impressions, d’un embrouillamini d’opinions, d’idées, d’émotions qui font qu’un sentiment devient mobile de révolte pour se diriger vers ce qui fait leur essence. La révolte n’est ici qu’un prétexte, l’occasion de passer d’un entrelacs complexe à son plus simple appareil possible : deux symboles et un slogan qui permettront aux lecteurs de l’affiche de saisir de quoi il retourne.

Semaine 2

Ce qui fait que les choses nous bousculent, nous heurtent, nous révoltent est un entrelacs de raisons, liées à notre histoire, notre sensibilité. L’objectif, c’est d’en démêler les fils, de comprendre ce qui compose cette émotion. Une fois n’est pas coutume, un texte d’Alain va nous aider en nous permettant assez facilement d’observer la spécificité de la réflexion philosophique. Penser, chez Alain, c’est dire non, se faire guetteur, refuser l’apparence, examiner, combattre l’évidence. Chaque élèvetraduit le texte avec ses mots en devoir. La séquence suivante, nous nous approprions le texte en différenciant la pensée de la réflexion dans le sens commun puis, en nous appuyant sur les trois étapes de la réflexion philosophique chez Tozzi : conceptualiser, problématiser, argumenter.

L’objectif c’est donc de faire le chemin inverse, en nous basant sur l’intuition de l’élève : nous partons de leurs arguments pour dénicher les concepts qui s’y logent. Quel que soit l’objet de leur révolte : le harcèlement, le réchauffement climatique, la maltraitance animale, la naissance d’un frère, le prix exorbitant des sandwiches, le suicide, l’injonction à porter des masques, les élèves n’ont aucune difficulté à en exposer les arguments. Par contre, ils en éprouvent plus quand il s’agit de repérer le problème puis les concepts. Mieux qu’une explication, le pochoir, nos vieux cutters feront le travail. Il s’agit d’isoler l’essentiel avant tout pour ne pas se perdre dans un travail impossible et parce qu’à force de la travailler, les élèves ont envie d’arriver à une affiche percutante malgré la maladresse. Il s’agira de repérer dans le symbole ce qu’il faudra laisser plein, où couper, travailler la silhouette ou conserver l’intérieur… et de trouver le slogan qui fait mouche. Nous encourageons l’entraide par l’émulation et l’appui sur les qualités de chacun. «C’est quoi le problème avec le fait que l’école soit moche?» «C’est que ça ne donne pas envie d’y venir. On ne se sent pas spécialement bien. Quand on n’est pas bien, on ne sait pas où se poser pour rester tranquille.» Pablo dessine son projet de pochoir : la silhouette de l’école un immeuble rectangulaire, les fenêtres en noir. Finalement, son slogan «Lirl pas accueillant» aura la force de sa simplicité.

Semaine 3

Les deux premières séances, les élèves font leur pochoir. Dessinent, coupent, se trompent, récupèrent au papier collant. Pendant ce temps, nous les évaluons oralement. La dernière séance est consacrée à la réalisation des affiches. Dans la cour, à la bombe, nous imprimons les pochoirs sur des feuilles A3 en plusieurs exemplaires. L’impression, la multiplication de l’image, la première version qui souvent s’épate un peu parce qu’on a tendance à mettre trop de peinture, les suivantes, de meilleure qualité, l’appropriation de ces outils étonnants que sont les pochoirs et les bombes de peinture. Le partage des expériences, puis l’affichage.

L’école est aujourd’hui parsemée d’affiches issues de nos ateliers. Certaines sont là depuis deux ans, d’autres ont été abimées, déchirées, parfois intentionnellement. Les affiches continuent leur travail. Après l’enthousiasme de l’affichage, elles font penser. Elles mettent au jour des problématiques des élèves dans l’école. Dans une assiette entourée de couverts : «C’est la hess.» Un petit personnage manipulé par une main : «Stop abus de pouvoir.» Une corde barrée : «Non au suicide.» Un personnage cerné par deux grandes mains : «Les enfants ne méritent pas le harcèlement.» Un masque : «I can’t breathe.» Un banc public hérissé de piques : «Les SDF ne sont pas des fakirs.» Derrière ces affiches, un monde complexe que le travail de l’élève aura progressivement simplifié. La suite ne nous appartient plus, mais on sait que la pensée fera alors le chemin inverse, dans la tête de ses lecteurs, le message simple prendra une autre forme de complexité. Et de fil en aiguille, c’est la possibilité de penser ensemble qui s’expose dans l’école. On n’est plus alors dans le dialogue, mais dans la suggestion, dans la proposition, dans la mise au jour puis la réappropriation des problèmes vécus par d’autres. On le voit à chaque nouveau groupe, dans l’évolution de la précision des messages. Ces simples feuilles A3, ces dessins et slogans souvent maladroits font émerger des problèmes, des questions du brouillard. Or, les mettre en évidence en s’appropriant un moyen d’expression, c’est déjà mettre en mouvement vers une possibilité de changement…