Atelier linguistique pour drare et michto

Dans cet atelier, j’ai pour ambition de faire de la grammaire comparée, mais je ne sais pas comment. Je me lance sans bien savoir où, une incertitude qui me fait cafouiller, puis qui m’amène à trouver une accroche : rédiger un mini-dictionnaire d’argot.

Mon école est organisée d’une manière particulière, les après-midis sont consacrés aux ateliers en groupes de quinze élèves (ici, des 3e secondaire) pour travailler une matière ou une compétence (ici, la linguistique) pendant trois semaines.
Je veux faire d’eux des linguistes, les mettre en position d’observer la langue et de chercher. Comme prémisses, je voudrais au moins voir la distinction phonème/graphème, la diversité des alphabets (latins surtout) et la phonétique.
« Quels alphabets connaissez-vous ? », l’accroche les intéresse. Chacun écrit, au tableau, des mots en langue étrangère, pour finalement se rendre compte qu’à part les mots en arabe tout le monde utilise presque le même alphabet (espagnol, anglais, néerlandais, wolof ou italien). J’essaie, ensuite, de leur faire comparer des alphabets issus du phénicien, ils ne se montrent pas intéressés, même si certains investissent la calligraphie. Je tente un petit jeu d’enquête sur les alphabets du monde : flop complet.

Enfin rhatar[1]Adj. Désigne quelque chose de lourd ou chouette. Hier, c’était rhatar au parc. (Dictionnaire Tiequar 2020)

Quand nous abordons l’alphabet phonétique, je sens émerger de l’envie lors d’un exercice de traduction de mots en sons. J’essaie de leur faire comprendre l’intérêt d’avoir une écriture phonétique d’un mot quand on ne sait pas le prononcer à la lecture des lettres. Plutôt que de prendre l’anglais en exemple, je leur demande de citer des mots de leur langage de tous les jours, ces expressions qu’ils utilisent entre eux, mais pas avec les professeurs, bref, leur argot. Hayla, deguns, hleuf ou mtail-mtail n’ont pas une prononciation évidente pour celui qui ne les utilise pas, d’où l’intérêt d’en faire une traduction phonétique. Ça travaille enfin.
Le jour suivant, j’amène des Robert et des Larousse, et je leur dis : « On va faire un dictionnaire des mots qui ne sont pas au dictionnaire, comme vos mots d’argot. » Ils listent au tableau les mots qu’ils pensent ne pas trouver au dictionnaire, ils vérifient et éliminent ceux qui y sont. Nous observons comment se construisent les définitions dans les deux types de dictionnaire et nous décidons d’un protocole à respecter pour le nôtre : phonétique, classe de mots, origine, définitions et mise en contexte dans une phrase.
Par groupes de deux ou trois, ils commencent à rédiger et, là, ils se transforment en linguistes, ils font de la grammaire.
— Madame, tarpin, on ne sait pas si c’est masculin ou féminin.
— Comment tu l’utilises ? C’est un nom ?
— Je sais pas, je dis y a tarpin de personnes pour dire y en a beaucoup.
— Alors, c’est un adverbe et il n’y a pas de genre.
— Aaaah ouais…
Ce genre de aaaah ouais a pour moi plus de valeur qu’une évaluation réussie sur les classes de mots. Cet élève-là, à ce moment-là, a compris quelque chose des classes grammaticales.

Un vrai travail de linguistes

Nous définissons ce qu’est un acronyme comme LOL et MDR, on discute de ce qu’est un terme péjoratif (comme zbeub) ou un verbe défectif (hleuf), on parle accentuation (les accents, grands absents de l’argot et de leurs copies en général…). Nous avons des débats sur l’usage de certains mots, ils ne sont pas toujours d’accord entre eux sur les définitions. Mais ce n’est pas un problème, un mot a souvent plusieurs définitions et, en tant que linguiste, il faut se baser sur l’usage véritable des mots, pas seulement sur son propre avis.
Drare, ça veut dire les amis ou les enfants.
— Mais toi, quand tu l’utilises, c’est dans quel sens ?
— Pour dire les amis. L’autre, c’est que les mamans qui disent ça en arabe.
— Donc ça vient de l’arabe ?
— Oui, drare en arabe, ça veut dire enfant.
— Alors, c’est l’origine du mot ça, mais, en argot bruxellois, la définition de drare, c’est plutôt ami.
J’essaie de leur faire approfondir la posture linguistique, en réalisant de petites enquêtes sur les usages, on n’a pas le temps.
Une fois rédigées, je commente leurs définitions sur papier, puis ils dactylographient chacun leurs mots (trois par élève). C’est une étape difficile, surtout avec la phonétique, une occasion d’en apprendre sur le traitement de texte (caractères spéciaux) et la rigueur d’une mise en page (pas d’espace avant le signe de ponctuation, mais toujours après) ou l’usage des abréviations.
Ce jour-là, à la question « Qu’avez-vous appris en rédigeant ce dictionnaire ? », les élèves me répondent : « que c’est plus long que je ne pensais ; à faire attention à mes fautes ; que certains mots avaient plusieurs classes ; que certains mots ne sont pas au dico ; qu’il n’y a pas une règle dédiée pour les dictionnaires ». La linguistique les travaille.

Grammaire descriptive de l’argot

Une fois toutes les définitions rédigées, je rassemble leurs phrases de mise en contexte des mots pour faire un exercice de grammaire descriptive de leur argot. Après avoir expliqué la différence entre grammaire prescriptive et descriptive, je donne un exemple d’observation qu’on peut faire à partir du corpus de phrases de leur dictionnaire : en argot, la négation se construit sans ne.
Je les invite à essayer de formuler des règles propres à leur usage de la langue en termes de ponctuation, syntaxe, conjugaison, orthographe… L’exercice s’avère plus compliqué que je ne l’imaginais. En passant dans les sous-groupes de recherche, je dois les relancer avec des questions précises : est-ce que la ponctuation fonctionne comme en français standard ? À quel temps sont conjugués les verbes ? Est-ce qu’il y a une régularité dans la construction des phrases ? Les mots d’argot, à quelle classe appartiennent-ils ?
Finalement, après une mise en commun et un élagage des règles redondantes, on parvient à formuler une dizaine de règles qu’on ajoute à la fin du dictionnaire. Par exemple :
– la majuscule n’est pas obligatoire en début de phrase ;
– il n’y a pas d’inversion dans les interrogations ;
– la majorité des phrases se construisent selon le schéma sujet, verbe, complément ;
– beaucoup de mots d’argot sont issus de l’arabe.
Nous avons au moins fait un peu de grammaire comparée en considérant l’argot comme une langue à part entière née de plusieurs autres.

Le dictionnaire Tiequar est né

Pour achever notre dictionnaire, il faut encore lui trouver un nom, une couverture, des illustrations, écrire un texte d’introduction, un colophon, harmoniser la police et la mise en page, relire et relire pour correction. Ils font presque tout eux-mêmes, mais je m’occupe quand même de l’étape de minutie finale et de l’impression. J’ai souvent observé chez les élèves (en particulier ceux en difficulté) une tendance à désinvestir l’étape finale qui permet de réussir un travail et je suis attentive à garder de l’énergie à investir là pour leur éviter de vivre encore l’échec. Mais je ne dois surtout pas trop faire à leur place ! Ici, c’était bien dosé, ils ont reconnu ce dictionnaire comme le leur.
Au bout de cet atelier, j’aurais voulu aller plus loin dans le questionnement des normes grammaticales et orthographiques, distinguer dans les graphies l’utile (grâce à ce e final, je sais à quel mot s’accorde cet adjectif) du pédant (ajouter un h pour faire croire à une racine grecque plus chic que la racine arabe). Voilà éveillé mon désir de refaire l’atelier avec un autre groupe.
Au bout de l’atelier, pas de structuration des classes grammaticales ni de syntaxe ni de ponctuation, pas de règles apprises, mais une production finale imprimée, un Dictionnaire Tiequar 2020, un vrai travail de linguistes (pas de michto[2]N. f. (parfois m.) désigne une personne s’attachant aux autres uniquement par intérêt. Je traine plus avec ce gars, c’est une grosse michto. (péjoratif) (Dictionnaire Tiequar 2020) dont ils sont fiers et qu’ils sont enthousiastes de diffuser dans l’école.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Adj. Désigne quelque chose de lourd ou chouette. Hier, c’était rhatar au parc. (Dictionnaire Tiequar 2020
2 N. f. (parfois m.) désigne une personne s’attachant aux autres uniquement par intérêt. Je traine plus avec ce gars, c’est une grosse michto. (péjoratif) (Dictionnaire Tiequar 2020