Qu’elle le fasse bourrée de mauvaise conscience, à l’insu de son plein gré ou l’âme légère : pourquoi l’école oriente tant d’enfants de milieux populaires vers le qualifiant[1]Texte retravaillé à partir d’un écrit rédigé à la demande du Forum Bruxelles contre les inégalités, et qui sera publié dans L’Encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, en … Continue reading?
Serait-ce parce que leurs familles étant pauvres, elles n’auraient pas les moyens de financer des études plus longues, les filières techniques et professionnelles étant censées délivrer une qualification valorisable sur le marché de l’emploi à la sortie de l’enseignement secondaire ? Ou pense-t-on que ce serait leur gout pour des choses plus matérielles, plus concrètes, moins abstraites que l’enseignement dit général où une partie importante de cette population d’élèves a la réputation de s’ennuyer ferme ? Ou encore, cette réalité serait-elle guidée par la conviction que les aspirations, la position sociale et les dons intellectuels sont héréditaires ou à tout le moins éminemment transmissibles et que ces enfants ne peuvent que se tourner vers des métiers et occuper des positions sociales similaires à celles de leurs parents ?
Ces trois raisons potentielles évoquées correspondent aux représentations d’un bon nombre de personnes. Y compris souvent des premiers intéressés.
Les élèves de milieux populaires sont massivement orientés le plus tôt possible vers les filières techniques ou professionnelles.
Et ils le sont, non pas parce qu’ils le souhaitent ou parce qu’ils ont été repérés comme ayant un don particulier pour l’une ou l’autre formation professionnelle, ils le sont parce que, après les avoir fait redoubler une ou plusieurs fois, on ne veut plus d’eux. Parce qu’ils ne peuvent plus suivre dans l’enseignement général tel qu’il est conçu et que le niveau des cours généraux étant nettement moins élevé en technique de qualification et surtout en professionnelle, on se dit qu’ils devraient y réussir mieux…
Les filières techniques et professionnelles sont donc le lieu où le système scolaire relègue les élèves qui ne répondent pas aux attentes de l’école. Et les indicateurs de l’enseignement montrent indiscutablement que cette relégation frappe les élèves de milieux populaires. Si l’on élimine, d’emblée, l’hypothèse que les enfants de milieux populaires seraient moins intelligents, deux hypothèses peuvent être considérées.
La première, très partagée par bon nombre d’acteurs scolaires, met en évidence les différences de conditions dans lesquelles évoluent les élèves issus des différentes classes sociales. Les uns ont un accès aisé à la culture, aux livres et ont des parents qui peuvent les aider à remplir les exigences scolaires ou leur payer des cours particuliers. Les autres baignent dans une culture familiale éloignée de celle de l’école et ont des parents qui ne peuvent pas les aider à remplir les exigences scolaires, parce qu’ils ont arrêté l’école très tôt et n’ont pas les moyens de leur payer des cours particuliers.
Et donc, quelles que soient les mesures compensatoires prises au fil des années [2]Les zep, la politique de discrimination positive, etc., le fossé social est incomblable, et il est normal que l’enseignement fonctionne à deux vitesses pour permettre aux enfants des différents milieux de trouver leur place.
On pourrait résumer cette position comme suit : les inégalités sociales entre les enfants sont telles que l’école ne peut pas les réduire et qu’elles se transforment immanquablement en inégalités scolaires.
La deuxième hypothèse consiste à dire que, face aux conditions sociales très inégales des familles, l’école peut, en fonction de la façon dont elle va procéder, reproduire les inégalités sociales et les transformer en inégalités scolaires. À l’inverse, elle peut réduire les inégalités sociales et éviter qu’elles ne se transforment en inégalités scolaires en veillant, par son organisation et sa pédagogie, à mettre en place les conditions pour que les enfants de milieux populaires puissent apprendre aussi, et ne se heurtent pas à des obstacles supplémentaires, dus à leur condition sociale.
Ces obstacles et les conditions pédagogiques pour les dépasser ont été décrits par des chercheurs du groupe Escol[3]Pour en savoir plus sur le groupe escol : http://www.circeft.org/spip.php?rubrique21. Ils ont mis en évidence que les enfants construisent des rapports différents aux savoirs et à la langue. Dans cette construction, leur appartenance sociale joue un rôle déterminant. Or, l’école a été historiquement construite pour les enfants de milieux favorisés et en a très naturellement adopté les codes et le rapport à la langue.
Des chercheurs comme Bonnery, Rochex et d’autres démontrent que l’école ne tient pas compte de cette question fondamentale des codes et des rapports aux savoirs. Elle exige des enfants des choses qu’elle n’explicite pas et n’enseigne pas, qui n’ont pas besoin d’être enseignées pour les enfants de milieux culturellement favorisés, mais qui sont autant d’empêchements à entrer dans les apprentissages pour les enfants de milieux populaires.
Et il en va de même pour la maitrise du français, la langue de scolarisation, condition indispensable pour réussir à l’école. Elle va de soi pour les enfants de milieux favorisés et doit se travailler pour les enfants de milieux populaires, car ce n’est pas le type de langage utilisé dans les familles, le rapport à la langue étant plus utilitaire.
Deux éléments encore valent d’être relevés :
plus l’école s’appuie sur la famille, plus elle creuse et reproduit les inégalités sociales ;
moins l’enseignant régule et gère la dynamique de son groupe pour veiller à ce que les rapports humains soient respectueux, plus les enfants de milieux populaires vivront des sentiments de honte et d’indignité qui constituent de puissants empêchements d’apprendre.
Dire que les élèves de milieux défavorisés doivent être orientés le plus tôt possible vers les filières techniques ou professionnelles renvoie à un choix pédagogique, idéologique et politique en matière d’enseignement.
Si le politique et l’école ne prennent pas la mesure de ce qu’il faut mettre en place pour que les enfants de milieux populaires puissent réellement apprendre comme les autres, alors ils continueront à acquérir de petits savoirs, mal étançonnés en primaire, ils se décramponneront massivement de l’enseignement général, en début de secondaire. Et le fonctionnement en gare de triage qui les orientera inéluctablement vers les techniques et puis les professionnelles, sans réel choix, aura encore de beaux jours devant lui.
Retenons que ce n’est pas une fatalité, mais un choix de société.
Notes de bas de page
↑1 | Texte retravaillé à partir d’un écrit rédigé à la demande du Forum Bruxelles contre les inégalités, et qui sera publié dans L’Encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté, en octobre 2018. |
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↑2 | Les zep, la politique de discrimination positive, etc. |
↑3 | Pour en savoir plus sur le groupe escol : http://www.circeft.org/spip.php?rubrique21 |